La prévention de la radicalisation au quotidien
Alors que près de 2 500 jeunes sont suivis, " Le Monde " a assisté à un entretien entre l'un d'eux et un médiateur
Après avoir ôté ses chaussures, Redouane (tous les prénoms ont été
modifiés) est invité à passer au salon. Il vient voir Nabil, 16 ans,
qui est assis, bras croisés et le regard sombre, à la table à manger.
La mère de l'adolescent, verres fumés et cheveux défaits, et sa
grand-mère maternelle, le visage encadré par un beau voile turquoise,
sont sur le canapé. La conversation s'engage. Elle tourne immédiatement
au pugilat : Nabil crie sur sa mère, qui hurle sur la sienne, cette
dernière prenant fait et cause pour son petit-fils.
La famille est fissurée autour d'une double fracture générationnelle.
Nabil accuse sa mère d'avoir un comportement " déshonorant " et de
coucher avec des hommes au lieu de s'occuper de ses enfants. Un
portrait de mère indigne qu'il brosse d'un trait : " Elle n'est pas
musulmane. " L'adolescent a trouvé un cadre rassurant chez sa
grand-mère algérienne, qui pratique un islam traditionnel plus strict :
elle a elle-même cessé de faire la bise à sa fille depuis que cette
dernière " boit de l'alcool ". Soutenu par son aïeule, Nabil n'a pas de
mots assez durs pour accabler sa mère, perçue comme défaillante et
occidentalisée.
Ce règlement de compte intergénérationnel n'est pas une thérapie
familiale comme les autres. Redouane, le visiteur du jour, est
médiateur pour l'association Artémis (un établissement du groupe SOS),
qui accompagne 77 jeunes en voie de radicalisation âgés de 14 à 21 ans.
Il rencontre chaque mois Nabil depuis que ce dernier a été signalé par
son lycée au numéro vert mis en place en 2014 pour lutter contre
l'embrigadement islamiste. En juin 2017, le jeune homme, décrit comme
un " musulman tordu " par un proche, avait violemment insulté deux
lycéennes au motif qu'elles mangeaient du porc.
" Poser des interdits "
Ce mercredi de fin janvier, Redouane rencontre Nabil pour son cinquième
entretien. C'est la première fois que la séance se déroule au domicile
de la grand-mère, chez qui l'adolescent a trouvé refuge pour échapper
au chaos de son foyer. Sa mère, qui s'est émancipée de son éducation
religieuse, peine à élever seule ses trois enfants depuis son divorce,
sa dépression et la perte de son emploi. En mal d'autorité, elle subit
les diktats de son fils qui la somme de porter le voile, de ne plus
sortir ni boire de l'alcool.
L'adolescent n'a plus aucun repère structurant : il appelle sa
grand-mère " maman ", son grand-père " papa ", méprise son propre père
issu d'une famille de harki, et qualifie volontiers sa mère et sa sœur
de " putes " eu égard à leur vie sexuelle et à leur garde-robe. Il
semble chercher une contenance dans le rigorisme moral de ses
grands-parents et fantasme leur pays d'origine, l'Algérie. Sa
description binaire de ses affres familiales (" normal ", " pas normal
") trouve un prolongement dans sa vision du monde à travers le prisme "
musulman ", " pas musulman ".
Nabil contient mal la violence qui l'habite. Décrit comme " tyrannique
" et " manichéen ", il " semble habité par un sentiment de
toute-puissance et paraît utiliser l'islam comme un véhicule pour
légitimer ses actes et ses idées, explique Redouane, qui travaille en
binôme avec un psychologue clinicien. Son usage rudimentaire de la
religion ne lui sert qu'à jeter des anathèmes et à poser des interdits.
Il pourrait correspondre au profil de “suiveur”, susceptible de
s'approprier un discours religieux préformaté et de verser dans
l'extrémisme pour donner un sens à sa violence ".
Redouane, le médiateur, se décrit comme un enfant de la génération "
Black-blanc-beur " depuis qu'il a vu le portrait de Zidane projeté sur
l'Arc de triomphe un soir de finale de Coupe du monde. Il mesure la
dégradation du sentiment d'appartenance chez les jeunes qu'il suit : "
La problématique de Nabil tourne autour des appartenances rigides. Il
se sent algérien, pas français, musulman, pas occidental… Mon travail
consiste à développer son sens critique et à travailler autour des
identités multiples. Beaucoup de ces jeunes voient aujourd'hui l'islam
comme une religion de l'extérieur : ils ne se laissent dès lors plus
d'autres choix que d'importer des coutumes étrangères ou émigrer
eux-mêmes. "
" Identités multiples "
Nabil ne constitue pas un danger immédiat pour lui-même ou pour la
société. Il présente en revanche un terrain favorable (rupture
familiale, absence du père, fragilité psychologique) et quelques signes
avant-coureurs (vision binaire du monde, violence physique, propos
radicaux) justifiant un accompagnement socio-éducatif. Depuis 2014, 13
100 jeunes comme lui ont été signalés aux autorités : 5 200 par le
numéro vert, le reste par le biais des états-majors de sécurité
préfectoraux.
Près de 6 000 ont été pris en charge depuis quatre ans, dont 2 500 sont
actuellement suivis par les 90 associations mandatées par le
gouvernement en lien avec les services sociaux. Le profil psychologique
de ces jeunes diffère de celui des terroristes " confirmés ", chez qui
la dimension idéologique est souvent plus structurée, mais ils
constituent des proies potentielles pour les recruteurs. Leur prise en
charge vise précisément à prévenir la rupture totale avec leur
environnement, qui précède souvent l'embrigadement.
Cet accompagnement ne nécessite généralement pas de surveillance
policière : sur les 77 jeunes suivis par Artémis, seuls quatre sont
sous main de justice (un pour apologie du terrorisme, trois pour leur
implication dans des filières de départ vers la Syrie). Tous font en
revanche l'objet d'une évaluation au sein des cellules de suivi qui
réunissent chaque mois les associations locales, l'aide sociale à
l'enfance, les services de l'Etat et le renseignement territorial au
sein des préfectures.
Ce dispositif de détection et de prévention a empêché plusieurs jeunes
de basculer dans l'islam radical ou de partir en Syrie. Mais le numéro
vert commence à s'essouffler, avec une stagnation du nombre de
signalements. Ce plafonnement peut être interprété comme une bonne
nouvelle, si l'on considère que le plus grand nombre a été identifié.
Il souligne néanmoins les biais inhérents au dispositif : les convertis
et les filles sont surreprésentés parmi les signalements, indiquant
l'existence d'angles morts dans certaines catégories de la population.
" Nous sommes dans un état de semi-cécité concernant l'état réel de la
radicalisation, alerte le président d'Artémis, Jules Boyadjian. Le
numéro vert ne suffit plus. " Cet ancien conseiller parlementaire du
ministère de l'intérieur entre 2014 et 2016, puis de Matignon
jusqu'en 2017, a été un témoin privilégié de la mise en place,
parfois laborieuse, de la politique de prévention de la radicalisation
avant d'en devenir un acteur de terrain. S'il estime que beaucoup
a été fait en quatre ans, il plaide aujourd'hui pour une plus grande
implication de la société civile, et notamment des imams.
Selon lui, l'approche verticale et sécuritaire découragent certains
acteurs de terrain de faire remonter des signalements, et aboutit à un
" chiffre noir " de la radicalisation. " Un imam, un manager
d'entreprise, un animateur de quartier doivent pouvoir faire appel
directement aux associations sans passer par la police. Ils restent
aujourd'hui silencieux, parce que la logique de renseignement les
expose à des problèmes déontologiques. Si la France veut faire la
démonstration de sa capacité de résilience, elle doit mobiliser
l'ensemble de la société civile. C'est ce que nous espérons du prochain
plan de prévention de la radicalisation du gouvernement ", qui doit
être annoncé dans les prochaines semaines.
Soren Seelow