J'arrive à 19 heures, il y a 50 patients
et je suis la seule infirmière de garde…
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Article Le Monde 13 février 2017 Propos recueillis par, Clara Georges
Je mets quelques instants à comprendre la situation. " Et
elle vient à quelle heure, la deuxième infirmière ? ", dis-je à celle
qui me fait la relève. Elle éclate de rire. " Mais, il n'y en a pas,
Noémie ! " Bon. Alors on y va. Je commence mon premier tour de garde à
19 h 30. Normalement, le second débute à minuit, mais à minuit, je
viens à peine de terminer le premier. Pourquoi ? Parce que j'ai pris
deux minutes avec chaque patient pour me présenter, leur expliquer
comment m'appeler, leur dire jusqu'à quelle heure je suis là. C'est le
minimum, mais c'est déjà trop long. Donc, je recommence à minuit, tout
le monde transpire parce qu'on est en plein été et que la clim' est en
panne.
Ce soir-là, je suis en soins de suite et de réadaptation
(SSR) dans une clinique toulousaine. Quand j'étais élève infirmière –
c'est-à-dire il y a environ mille ans, à voir comme les choses ont
changé depuis –, les SSR, c'était une sorte de maison de convalescence.
Mais tout est tellement bouché désormais que c'est devenu la cour des
miracles : on y envoie tous les patients en fin de chaîne, ceux dont on
ne sait pas quoi faire, dont certains qui devraient être en soins
palliatifs.
Justement, j'en ai trois ce jour-là, des patients en soins
palliatifs, et comme je suis toute seule à l'étage, je passe toutes les
heures pour vérifier qu'ils ne sont pas morts. Il y a une petite mamie
qui ne -respire pas bien ; elle fait un œdème. J'appelle le chef de
service, qui ne veut pas -venir. Donc je quitte le service pour emmener
la dame aux urgences – je la brancarde toute seule, je la transfère et
il faut négocier une demi-heure avec les urgences pour qu'ils la
prennent.
Du coup, j'ai laissé mon étage sans surveillance pendant une
heure. Je reviens : un patient est mort entre-temps. Un pauvre monsieur
desséché comme un bout de bacon, mort sans que personne ne lui tienne
la main. Pour faire la toilette mortuaire, il faut constater le -décès.
J'appelle le chef de service, qui ne veut pas se déplacer. Aux
urgences, ils n'ont pas le temps d'envoyer un médecin, ils me demandent
de faire un électrocardiogramme et de leur envoyer pour qu'ils signent
à distance. Il est 4 heures du matin, je me pose pour manger et
faire pipi. A 7 heures, c'est la relève, ma journée est finie.
Voilà comment s'est passé mon retour dans les soins, après
deux années d'interruption où j'étais directrice de crèche – c'est une
possibilité pour les infirmières diplômées en puériculture. Et je peux
vous dire que je n'ai pas reconnu le métier. En 2011, j'avais
fait un stage dans un autre service de soins de suite et de
réadaptation, à l'époque il y avait 32 patients, on était deux et on
leur distribuait des tisanes le soir. On avait le temps de les
accompagner à la douche, de bavarder.
Les conditions ont changé, oui, mais je ne suis pas
nostalgique, et encore moins blasée. Infirmière, c'est un métier de
merde, mais je l'adore. Même dans les pires moments, je n'ai jamais eu
un regret. Il suffit que je prenne le temps de laver les cheveux d'une
dame, que je voie son plaisir à se faire masser la tête, à discuter,
pour m'en rappeler – même si je chope quinze minutes de retard au
passage !
Ce n'était pas une vocation. J'y ai pensé une première fois à
14 ans, quand ma mère a eu un cancer du sein. A l'hôpital, les
infirmières étaient tellement disponibles. " Tous les métiers du monde
sauf ça ", m'a répondu ma mère. Elle avait fait l'école infirmière et
savait à quel point c'était dur – elle avait effectué son stage auprès
des syphillitiques… Alors j'ai enfoui ça dans un coin de ma tête et
j'ai assouvi les désirs d'études de mes -parents – tous deux
fonctionnaires, elle secrétaire et lui ouvrier professionnel, ils
rêvaient que mon frère et moi fassions des études supérieures. J'ai
fini par craquer, et mes parents ont compris, ils m'ont payé la prépa.
Une fois diplômée, j'ai tout fait : urgences, réa, bloc,
néonat… J'étais curieuse de tout, et puis j'ai la bougeotte. Je ne
voudrais surtout pas me lasser ou -devenir aigrie et usée. C'est l'une
des raisons pour lesquelles j'ai décidé de passer en libéral. Je viens
de racheter un cabinet, à Antibes. Je ne vois pas du tout cela comme un
renoncement, au contraire. Ça peut paraître drôle, mais à 29 ans, j'ai
fait tant de choses que j'ai l'impression d'être une " vieille "
infirmière : j'ai de l'expérience et je sais que je suis prête. Et
puis, j'ai envie d'être maîtresse de mon temps – aujourd'hui, si j'ai
envie de passer dix minutes à discuter avec une patiente, il n'y a
personne pour me souffler dans la nuque.
Je gagne mieux ma vie : entre 3 000 et 3 500 euros net
par mois, contre 1 450 en moyenne en CDI pour une infirmière de nuit
avec deux ans d'expérience. Mais surtout, je retrouve une vie, même en
travaillant énormément. Parce qu'infirmière à l'hôpital, ce n'est pas
comme dans Grey's Anatomy. La réalité, c'est que vous bossez tellement
qu'en rentrant, vous avez juste envie de vous écrouler. Vous mangez
mal, vous dormez peu, vous partez en vacances quand on vous y autorise.
J'avais conservé une vie sociale mais c'était un sacrifice : je mettais
mon réveil à midi pour déjeuner avec des amis.
Quant à l'amour… Oui, c'est vrai, c'est un peu un baisodrome
l'hôpital. Mais pour une relation sérieuse, mieux vaut avoir rencontré
son compagnon avant de commencer à travailler, parce qu'après, c'est
trop tard ! On n'a pas le temps de sortir, donc on se met sur -Tinder
ou AdopteUnMec, et là, je vous le dis, vaut mieux mettre un filtre sur
la photo parce que les cernes ne pardonnent pas. Et puis les hommes
prennent peur quand on leur dit qu'on bosse en réanimation.
Là, cela fait six mois que j'ai rencontré quelqu'un. J'ai
envie de stabilité, d'avoir des enfants. Mais bon, je me -connais, je
sais très bien qu'un jour ou l'autre, je pourrais avoir envie de
retourner à l'hôpital.
Propos recueillis par, Clara Georges
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