Pourquoi l'unique centre de déradicalisation français a-t-il été un échec ?   
05/08/17    de Pierre Bafoil  Pour Les Inrocks   "Entretien avec Gérald Bronner"
à retrouver dans la thématique Radicalisation
Gérald Bronner est sociologue, professeur à l’université Paris-Diderot et membre de l’Académie des technologies. Il a été l'un des principaux chercheurs associés au centre de "déradicalisation" de Pontourny, à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire-.

Fondé sur le volontariat de ses pensionnaires "radicalisés", ce centre a fortement été critiqué par un rapport parlementaire. Ouvert fin 2016, il a été fermée le 28 juillet 2017, alors que l'expérience devait être élargie à l'ensemble des treize régions.

En quoi consistait votre rôle dans le centre ?
Gérald Bronner - J’étais intervenant bénévole et concepteur d’un programme de "déradicalisation". Même si je n’aime pas ce terme inadéquat et non descriptif. C’est impossible de retirer une croyance d’un cerveau humain. D’ailleurs, le but n’était pas de modifier leurs convictions, mais plutôt de réduire le rapport inconditionnel qu’ils pouvaient avoir avec certaines d'entre elles. Les faire descendre de quelques marches sur l’échelle de la radicalité, en espérant que cela les exclurait du recours aux violences, politiques ou religieuses.
N’étant pas spécialiste de l’Islam, je me suis inspiré de la science cognitive. Plutôt que de lutter contre les croyances, il s'agissait de muscler le système immunitaire intellectuel.
Par exemple, lorsqu’un individu se radicalise, il a une phase de dérégulation de perception du hasard. Tout se met à faire sens pour lui et il se sent investi d’une mission. Il perd sa capacité à concevoir le hasard pour ce qu’il est, c’est à dire des coïncidences, rien de plus. On a travaillé dessus. Tout cela fonctionnait très bien. Nous avons réussi à les faire se mouvoir sur ces sujets.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné à Pontourny ?
La stratégie de recrutement était clairement mauvaise. Recruter sur la base du volontariat pour un tel centre était une erreur. Mais il n'empêche, il y a un certain nombre de ces jeunes gens pour qui ce programme a bien fonctionné.
J’ai lu partout que c’était une catastrophe. C’est une très mauvaise analyse. Je le répète : ce qui ne fonctionnait pas, c’est la stratégie de recrutement. Ce qui s’est passé à l’intérieur est absolument passionnant. A tel point, qu’un certain nombre de pays, en Afrique et en Amérique du Nord, sont intéressés pour importer les méthodes qu’on a expérimentées dans ce centre. Les techniques de prises de distance, avec la psychologie cognitive notamment, c’est la première fois qu’on le faisait.
S'il y a effectivement eu une erreur de stratégie de recrutement, la narration qu’on peut lire de ce qui s’est passé dans ce centre est bien loin de la réalité.
Dès lors, pourquoi avoir sélectionné sur la base du volontariat ?
Au départ, on devait accueillir des gens en partance ou de retour des zones irako-syriennes. Mais après les attentats de Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre, il était impossible pour le premier ministre de ne pas envoyer en prison les personnes qui rentraient de Syrie. Selon lui, l’opinion publique ne l'aurait pas supporté. On a alors mis en place une stratégie bancale.
C’était une décision politique prise par des gens qui ne pouvaient pas en prendre une autre à un moment donné. Moi-même, je pressentais bien que le volontariat n’était pas une bonne idée. Mais je me suis montré loyal avec le projet jusqu’au bout.
Il faut donc tirer les enseignements de Pontourny ? Pourtant le rapport des sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé a été très dur avec cette expérience, prônant entre autres une individualisation et une prise en charge de proximité, à l'encontre de ce qui a été fait à Pontourny.
Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. D’abord parce qu’on ne sait pas vraiment quoi faire, et ensuite parce qu’il y a de plus en plus de retours de Syrie, avec des mères et des enfants. A mon avis, le centre de Pontourny n’est que le début de l’histoire, pas la fin.
En rassemblant des radicalisés, il y a effectivement un risque de polarisation. Mais quand on pointe les défauts d’une stratégie, il faut avoir en tête les défauts de l’alternative. Or je pense que laisser ces individus dans leurs quartiers d’origine, avec l’accès à Internet etc., ne leur permettra certainement pas de prendre de la distance.
C’est la grande obsession de ces sénatrices de remettre les gens dans leur "milieu naturel" mais ce n’est pas l’avis des chercheurs sur la question. Cela ne tient pas debout. Ce n’est fondé sur aucune donnée scientifique fiable. En février, le rapport [un premier rapport a été publié en février 2017, ndlr] disait que c'était mieux chez les Belges. Pourquoi ? Rien n’est étayé.
Regrettez-vous que le centre ait été fermé ?
Oui c’est dommage. Il était entièrement aménagé, le personnel était formé, tout était prêt. Il ne manquait qu’une chose : le remplir de bénéficiaires selon une stratégie plus pertinente. Or ce type de bénéficiaire existe, notamment dans les prisons. On aurait pu facilement recruter des personnes radicalisées incarcérées avec l’accord du ministère de la Justice par exemple. Cette fois, sur une base coercitive. Et l’infrastructure était là.
Une stratégie de recrutement coercitive aurait-elle mieux fonctionné ?
Sûrement. Par exemple, le programme que j’appliquais n’a pas grand-chose à voir avec le volontariat des individus puisqu’il s’agit de leur apprendre le fonctionnement de leur propre cerveau. C’est même assez ludique : si je montre une illusion d’optique pour vous dire que votre cerveau se trompe, que vous soyez volontaire ou pas, vous verrez que c'est une cette illusion.
Mais des volontaires sont par définition plus réceptifs. Est-ce que cela marcherait avec des personnes fortement radicalisées contraintes de suivre un tel programme ?
Les radicalisés ont des cerveaux qui fonctionnent normalement. La plupart ne sont pas des fous, mais fanatiques. A un moment donné, les défenses, les crispations tombent. Parce qu’un plus un égal deux et qu’aucun cerveau ne peut dire autre chose. Mon programme était extrêmement progressif. Or dans un cadre coercitif, on peut plus facilement contraindre à le suivre.
Mais soyons clair, ce n’est pas un coup de baguette magique. Je ne crois pas à 100% de déradicalisation. Il faut être réaliste : personne ne sait ce comment faire faire. Tout ce qu’on peut faire, c’est atteindre des améliorations statistiques.
C’est d'ailleurs ce que j’avais exigé pour le centre de Pontourny. On avait commencé à mettre en place des évaluations psychométriques avec des psychologues indépendants qui venaient pour tester au début et à la fin les pensionnaires, en comparant avec un échantillon témoin, c’est-à-dire des gens qui avaient la même caractéristique de radicalisation mais qui n’avaient pas suivi le programme. Pour voir si cela pouvait marcher. C’est sur cette base scientifique qu’on peut dire si ce que l’on a fait fonctionne ou pas. Or cette base n’existe pas, parce que l’expérience n’a pas été menée à terme.
Quitte à fermer le centre, il aurait fallu aller jusqu’au bout ?
A la fin, il n’y avait plus personne et c'était de l’argent public en jeu, il fallait donc le fermer. Mais on aurait dû forcer les jeunes à rester au moins dix mois [ils ne sont restés que cinq ou six mois, ndlr]. Même si au fond, statistiquement cela n’aurait pas suffit. Ils n'étaient qu'une dizaine dans le centre, or les taux d’incertitudes sont très forts sur de si petits échantillons.
En réalité, on manque d’expérimentation pour savoir ce que l’on veut faire. Il faudrait une politique rationnelle sur tout le territoire avec plusieurs centres où l’on mènerait ces enquêtes psychométriques. Il faudrait faire des bilans pour voir si ces techniques fonctionnent. Et si ce n’est pas le cas, en changer.
On navigue à l’aveugle, avec des sortes de gourous ou des associations. On ne sait pas qui c’est, ils disent que ça marche, mais on ne sait rien. Ce n’est pas comme ça que ça marche la science. Nous sommes des universitaires, ce n’est pas ainsi qu’on met en place une méthode. Si on veut une efficacité technique, il faut un échantillon témoin.
Par rapport à cette politique, vous avez parlé de "bulle spéculative" à propos du marché de la radicalisation. Considérez vous que c’est toujours le cas ?
Il y a une bulle spéculative, mais pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, car beaucoup de collègues excellents qui ne travaillaient pas sur ces questions sont venus sur ce créneau parce qu’il y a de l’argent public et donc la possibilité d’avoir des contrats de recherche. Ceux-là apportent du sang neuf. C’est très bien qu’il y ait de l’innovation intellectuelle.
Pour le pire, parce qu’il y a toute une série de charlatans. J’ai vu des associations inconnues capter des sommes d’argents très importantes, pour des actions qui ne servent quasiment à rien. Sous la présidence de François Hollande et à cause de la violence de tous ces attentats, il y a eu une précipitation à vouloir agir, à vouloir montrer qu'on faisait quelque chose. C’est bien normal de vouloir agir, mais ils ne l’ont pas toujours fait rationnellement.
Quel serait le meilleur moyen ? Confier ces missions de "déradicalisation" à des associations existantes ou à des structures ad hoc comme le centre de Pontourny ?
Je crois qu’il faut maintenir la stratégie de structures ad hoc. C’est à partir de ces structures qu’on va réussir à faire des expérimentations. Cela pourra donner lieu à des suivis individuels ou à des formations pour les parents par exemple.
Mais les associations préexistantes sont utiles dans la mesure où elles ont tissé un filet absolument nécessaire. Avant de faire quoi que ce soit, il faut des sources d’informations. Il faut détecter les éléments de la radicalisation avant qu’il ne soit trop tard. Ces formes de détections ne peuvent exister qu’avec ces associations qui ont de l’expérience.
Chercheurs et associations sont complémentaires. Je ne saurais pas faire ce que ces associations font. Mais cela devient problématique quand ces associations se substituent au travail des chercheurs. Chacun est utile dans la démarche, mais il y a une division intellectuelle du travail qu’il faut prendre au sérieux.
Je milite pour une stratégie générale de défense de la rationalité dans l’espace public. C’est le sens de toute mon oeuvre. C’est ce que j’essaie de dire depuis plus de vingt ans.
Je ne pense pas qu'on aille dans cette direction. Mais il y a quand même une réaction. Or toute prise de conscience est saine. Cependant, les efforts politiques ne sont pas encore suffisants. L’ampleur de la politique menée n’est pas à la mesure du danger qui pèse sur nos démocraties.
Quelle direction est on en train de prendre sur ces questions ?
On se dirige vers une stratégie polymorphe. J’espère que les centres semi-fermés vont continuer à être expérimentés pour donner une base expérimentale solide.
Je pense qu’il faut aussi faire un travail avec les GAFA [Google Apple, Facebook, Amazone, ndlr] sur la diffusion des informations, y compris celles qui relève de la radicalisation. Comment opérer une ordinalité sur ce marché de l'information complètement dérégulé ? Comment les hiérarchiser ?
Il faut également un travail du côté de l’éducation nationale pour penser et enseigner le développement de l’esprit critique chez les jeunes. Ce sont eux qui consultent le plus internet par rapport aux autres classes d’âges et qui y croient le plus ce qu’ils y lisent. Il y a là un enjeu fondamental pour nos sociétés.
Je pense qu’il faut impliquer tous les corps de recherches, de la science de l’éducation aux sciences de l’informatique. On est en train d’inventer quelque chose. La démocratie est en train de créer une forme de réponse non-liberticide à un danger qu’elle n’avait pas soupçonné : celui de la démocratie des crédules. C'est à dire une menace qui vit sur le mode des faits alternatifs. Quels qu’ils soient.
Propos recueillis par Pierre Bafoil

Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Puf, 2016.

Le centre de Pontourny a été fermé le 28 juillet 2017. Guillaume Souvant / AFP