Pascal Picq, professeur au Collège de France, prône la créativité pour résister à la robotisation des métiers
Membre de l'Observatoire de l'ubérisation de la société et de
l'Institut de souveraineté numérique, le paléo-anthropologue Pascal
Picq, professeur au Collège de France, fait partie des 35
personnalités auxquelles Le Monde a demandé de partager leur vision du
futur pour aider les jeunes à trouver leur voie dans un monde en pleine
mutation. Et ce dans le -cadre d'O21, ces événements consacrés à
l'orientation dont les prochaines étapes se dérouleront à Cenon, près
de Bordeaux, les 10 et 11 février, à Villeurbanne les 15 et
16 février et à Paris les 4 et 5 mars.
Pascal Picq croise ici son parcours personnel d'enfant de
milieu modeste ayant brisé son plafond de verre et de spécialiste de
l'évolution humaine passionné par la mutation numérique.
L'exemple des grands singes, que vous étudiez, peut-il aider les jeunes à faire les bons choix d'orientation ?
Je vais vous répondre en évoquant un livre que les jeunes
doivent absolument lire : La Planète des singes, de Pierre Boulle.
Comment les grands singes prennent-ils le pouvoir sur les hommes sur la
planète Soror ? Ils attrapent une femme qui normalement ne parle pas et
ils sont capables d'accéder à sa mémoire profonde par une espèce
d'hypnose. Et là elle parle de manière inconsciente et dit en substance
: " Tout allait pour le mieux sur la planète Soror. Nous avions des
machines qui produisaient les biens dont nous avions besoin. Et nous
avions domestiqué les grands singes pour faire les choses les plus
complexes autour de nous et nous aider. Mais au fil du temps, nous
avons cessé d'être actifs physiquement et de nous intéresser aux
matières intellectuelles. Même les livres enfantins ne nous
intéressaient plus. Et pendant ce temps, ils nous observaient. "
C'est le syndrome de la planète des singes : si nous nous
abandonnons à la facilité, si nous cessons de marcher, si nous cessons
d'aimer, si nous cessons de lire, de créer et d'inventer, alors oui les
robots, comme les grands singes dans le livre, prendront le pouvoir. Ce
qui fait de nous des humains, c'est justement garder la maîtrise de la
créativité.
La parade que vous proposez face à la robotisation annoncée de nombreux métiers est donc la créativité ?
La grande question qu'on lit à la " une " des journaux est :
" Les robots vont-ils prendre nos emplois ? " La réponse ne fait aucun
doute : oui. En tout cas ceux qui recouvrent les métiers qui ont permis
la fulgurante évolution de nos sociétés à partir des années 1950 et qui
étaient basés sur les propriétés cognitives du cerveau gauche, le
cerveau analytique, rationnel, calculateur.
Face aux robots, cette compétition est perdue d'avance : les
-algorithmes seront toujours plus puissants pour aller chercher des
données, les comparer, les organiser, les restituer. Il nous reste
néanmoins deux atouts majeurs. Le premier est notre cerveau droit,
celui de la créativité, de l'émotion. Là, nous avons l'avantage. Le
second est que nous marchons. Les robots pour l'instant ne sont pas
près de battre mon petit-fils au foot. Donc utilisons nos pieds et
utilisons notre cerveau droit !
Tous les métiers qui comportent des tâches automatisables sont-ils menacés ?
Ce qui est menacé, c'est la part de ces métiers qui relève de
l'automatisme. Mais est-ce que les robots vont tuer les architectes et
les comptables ? Non ! Mais l'expert-comptable ne sera plus celui qui
calcule, il sera celui qui donne des avis, conseille des stratégies.
Nous devrons être capables de faire des robots nos alliés. Ils ne sont
un danger que si nous n'allons pas vers plus de créativité.
L'école prépare-t-elle suffisamment à ces mutations ?
Nous sommes le seul système complètement stupide dans -lequel
on dit à des jeunes à 10 ans : " Tu seras littéraire ou
scientifique. " En outre, tout notre système éducatif est basé sur le
développement des capacités du cerveau gauche – analyse, rationalité,
algorithme, etc. Or la créativité, c'est plus le cerveau droit.
Alors que 65 % des métiers de demain n'existent pas
encore, selon le World Economic -Forum, que conseillez-vous à la jeune
génération ?
Mon conseil aux jeunes est simple : plus aucun parcours n'est
sûr à 100 %, donc autant s'amuser et choisir d'étudier ce qu'on
aime. D'autant qu'ils auront de toute façon à travailler pour réussir,
même dans les nouveaux métiers qui peuvent sembler " fun ".
Demandez aux jeunes créatifs qui travaillent dans les jeux
-vidéo ou dans la e-publicité… C'est énormément de travail. Donc autant
se faire un petit peu plaisir. Mon autre conseil serait de se doter
d'un socle très solide dans une discipline – pour moi, ce fut la
physique. C'est ce qui permet de toucher beaucoup de sujets par la
suite.
La mutation numérique n'est pas la première que vous vivez…
Effectivement ! Mes parents étaient maraîchers dans la
-petite couronne parisienne – Gennevilliers, Asnières, -Colombes… A
l'époque, tout était vert. J'avais un terrain d'un hectare, donc je
faisais ce que je voulais. Puis nous avons vu arriver les immeubles,
littéralement sur le terrain de mes parents, qui ont été expropriés.
La crise du logement était aiguë et ces immeubles, on
l'oublie trop souvent, semblaient tellement modernes et confortables.
Mes parents ont compris que leur monde était fini, qu'il fallait
changer de -métier. Ils étaient peu instruits mais très intelligents.
Je me souviens encore de ce que ma mère nous a dit, à ma sœur et à moi
: " Je ne sais pas quel sera le monde de demain mais il faut que vous
réussissiez à l'école. " J'avais 9 ans.
Ce qui ne va pas de soi quand on vient d'un milieu modeste…
Non. Le premier choc, ce fut l'arrivée au collège. Le
ministère venait de créer des sections dites " modernes " pour les gens
comme moi, qui venaient de -familles où il n'y avait pas beaucoup de
livres à la maison. On faisait du sport au lieu de faire du latin, si
vous voyez ce que je veux dire. J'ai très tôt compris ce qu'était un
plafond de verre.
Arrivé en 3e, alors que j'avais un très bon dossier sur le
plan scientifique mais qui présentait des faiblesses en français, on ne
m'a pas fait de cadeau. J'ai été orienté en technique sur la profession
de mes parents, pas sur mes compétences ou mon potentiel. En somme j'ai
découvert le monde que décrit Pierre Bourdieu longtemps avant de le
connaître au Collège de France !
Cela étant, c'est aussi là que j'ai compris qu'il allait
falloir que je bouge, que je me cultive, que je lise. Je me suis mis à
tout dévorer, de tous les côtés, sans méthode.
Mais c'était une période absolument passionnante. Et c'est
ainsi que j'ai obtenu un baccalauréat scientifique et technique puis
que j'ai suivi des études -supérieures de physique puis de
paléo-anthropologie.
Comment restez-vous -connecté face
à cette accélération du monde ? Qu'est-ce que cela dit de la façon dont
on se formera le mieux demain ?
Le modèle classique des aînés sachant qui enseignent à des
jeunes ignorants est complètement obsolète. Les jeunes, d'ailleurs, ne
s'y trompent pas. Quand je suis avec des jeunes start-upeurs ou des "
digital natives ", ils savent très bien que j'ai des savoirs qu'ils
n'ont pas. Sans parler de respect, ils savent que je peux apporter des
choses. Mais moi je sais aussi qu'ils peuvent m'apporter des choses et
des savoir-faire que je ne maîtrise pas et que j'utilise de plus en
plus.
Le modèle pyramidal, structuré, hiérarchique n'a plus de
raison d'être aujourd'hui puisque effectivement les connaissances sont
partout accessibles. En revanche, les aînés auront un rôle toujours
fondamental dans la structuration d'un savoir. C'est un nouveau monde
qui arrive et je trouve cela absolument passionnant.