Tirons les leçons de l'affaire Ramadan
Pour
le philosophe Abdennour Bidar, les élites accordent trop d'attention
aux prédicateurs néoconservateurs qui prétendent faire avancer l'islam.
Pas assez aux penseurs qui proposent un contre-modèle
L'affaire Tariq Ramadan est
atterrante à bien des égards. Comment se fait-il qu'il ait fallu
attendre le scandale d'accusations de violences sexuelles pour
qu'enfin nos élites s'interrogent sur le personnage ? Depuis quinze
ans, j'ai eu plus que le temps de vérifier l'incapacité quasi
systématique des médias, de la classe politique, de la plupart de nos
" grands " intellectuels à comprendre en profondeur les questions
posées par l'islam. Cette intelligentsia se signale par son inculture
sur le sujet, et, tandis qu'elle est si intelligente par ailleurs,
voilà qu'ici elle se partage entre ceux qui considèrent le musulman
comme le nouveau damné de la terre et, à l'autre extrême, ceux qui
mélangent islam et islamisme sans s'en apercevoir !
Combien d'intellectuels ont
entrepris une mise en dialogue de leur pensée avec un grand philosophe
ou sociologue du monde musulman, un grand théologien ou mystique de
cette civilisation ? Combien connaissent les œuvres du poète et
philosophe, qui contribua à la fondation du Pakistan, Mohamed Iqbal
(1877-1938), du philosophe iranien Daryush Shayegan, du juriste
tunisien Yadh Ben Achour, de l'islamologue tunisien Hamadi Redissi, ou,
ici, en France, de l'historien de l'islam Mohammed Ar-koun ?
Paresseusement, on fait référence à Averroès (XIIe siècle !) et
on a " adoré " le roman de Kamel Daoud et ses magnifiques tribunes
coups de poing. Mais, pour aller un peu plus loin, quasi personne.
L'affaire Ramadan y changera-t-elle quelque chose ? Nous fera-t-elle
enfin comprendre que nous restons aveugles aux " racines du mal " de
l'islamisme ? -Depuis des années, nos élites choisissent les mauvais
interlocuteurs, et nous ouvrons nos micros, écrans, tribunes, aux
traditionalistes patentés du Conseil français du culte musulman (CFCM),
ou bien à des prestidigitateurs comme Ramadan.
Leur tour de passe-passe est
des plus grossiers. A longueur de conférences-débats et autres
talk-shows, ils se contentent de réciter tous les mots que nous aimons
entendre, et dans le bon ordre : réformer l'islam, l'adapter à la
modernité, le libérer des traditions obscurantistes, bla-bla-bla. Il
suffirait pourtant d'aller lire de plus près leurs livres – comme l'a
fait, par exemple, Caroline Fourest – pour débusquer l'incohérence
entre cet affichage publicitaire et l'indécrottable dogmatisme comme
l'agressivité larvée qui ressurgissent à chaque page ou presque. A
chaque fois que j'ai fait cet effort de démystification, j'ai découvert
que dénoncer la supercherie ne sert à rien ! Et me suis aperçu de la
sidérante réalité : dans notre société de l'image, personne ne
prend le temps d'aller voir le fond des choses.
Néorigorisme déguisé en islam soft
On célèbre l'esprit critique,
mais person-ne ou presque ne s'en sert. Je m'en accommoderais si les
conséquences n'étaient pas si scandaleuses. La pire d'entre elles, la
voici. Nous avons laissé se développer en France un islamisme de plus
en plus décomplexé, qui revendique maintenant haut et fort la
suprématie de la loi de Dieu face à la loi démocratique, qui affiche
sans vergogne intolérance et antisémitisme, qui bafoue le droit à la
liberté personnelle et l'égalité des droits, à commencer par ceux des
femmes. En n'ayant rien fait contre la loi libérale du monde qui sépare
toujours plus les riches des pauvres, nous avons laissé se multiplier
des ségrégations sociales, où s'est créé le terreau maudit du repli
traditionaliste et radical. En collectionnant les figures d'" imams
progressistes " chez -lesquels il n'y a le plus souvent qu'un effort
parfois sincère mais toujours insuffisant d'adaptation de l'islam, nous
avons franchi le pas de la complicité objective avec tout ce qui
contredit les valeurs de la République et des droits de l'Homme.
En ayant fait de Ramadan un
phénomène médiatique, au prétexte qu'il serait le héros de la "
jeunesse musulmane ", c'est sa starisation qu'on a organisée. -Notre
paresse et notre aveuglement ont fabriqué ce joueur de flûte qui a
entraîné une partie de la jeunesse musulmane vers l'abîme d'un
néorigorisme déguisé en islam soft. A l'arrivée, c'est le
positionnement d'une trop grande partie de nos élites vis-à-vis de
l'islamisme qui n'est ni lucide ni clair. Les intellectuels de culture
musulmane qui œuvrent à élaborer un contre-modèle à l'islam
néoconservateur cherchent autour d'eux du courage, de la lucidité, des
soutiens. Que recueillent-ils ?
C'est en vain qu'Abdelwahab
Meddeb a essayé d'alerter nos décideurs et penseurs. Il a réclamé
jusqu'à sa disparition, fin 2014, que soient aidés ceux qui portent des
" contre-prêches ", c'est-à-dire de véritables réinventions,
régénérations, révolutions de l'islam –, au-delà de sa forme historique
figée. Il a réclamé com-me Mohammed Arkoun avant lui, comme Malek
Chebel avec lui, que soient ouverts dans nos universités de grands
départements d'études de l'islam, où celui-ci puisse être abordé non
pas dogmatiquement comme dans les mosquées, mais de façon critique
comme une ressource intellectuelle et spirituelle à la recherche d'une
nouvelle intelligibilité dans le monde contemporain.
Meddeb est mort, Arkoun est
mort, Chebel est mort, après avoir tous crié dans le désert. C'est
indigne de la France. Combien restons-nous à produire une philosophie
critique de l'islam ? Une pensée qui nourrisse les questions
spirituelles aussi bien que l'appartenance citoyenne ? Une pensée qui
réconcilie les identités, les appartenances, et qui œuvre pour une
fraternité qui ne soit pas que de façade ? On pourrait nous compter sur
les doigts d'une main ! Nous allons droit à la catastrophe si tous ceux
qui sont en position de responsabilité se contentent de
s'offusquer de cette affaire Ramadan, sans qu'elle soit l'objet d'une
prise de conscience.
Il est grand temps de ne plus
se laisser abuser par de faux discours progressistes. Il est grand
temps d'arrêter d'être aussi aveugles, complaisants ou lâches face à
tout ce qui produit de la radicalité. Il faut arrêter aussi les
politiques de complicité avec l'islam politique – que ce soit sur le
plan international avec l'Arabie saoudite, le Qatar ou le Maroc, ou sur
le plan local en laissant proliférer le salafisme " ordinaire " pour
des calculs électoraux. Arrêter de reculer sur la laïcité, pour rester
ferme sur l'exigence de son respect, expliqué et por-té comme outil au
service du vivre-ensemble et non comme une arme antireligieu-se. Et
puis, tiens, rêvons un peu : à la place de ces grandes tapes dans le
dos sur le mode " bravo, pour votre courage, c'est remarquable ce que
vous faites ",j'aimerais que nos idées, livres, recherches,
propositions pour une mutation de l'islam hors de ses immobilismes et
régressions trouvent les espaces (universitaires, médiatiques…)
nécessaires pour se faire entendre.
Abdennour Bidar