« Les sociétés occidentales doivent retrouver foi dans le progrès »

LE MONDE ECONOMIE    20.10.2016
Par Philippe Moati (Professeur d’économie à l’université Paris-Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation)
« Les résultats de l’étude de la Commission européenne confirment la présence d’une aspiration à combler les impensés de la modernité en renouant le lien avec la nature et avec une vision plus complète d’un homme en quête de relations interpersonnelles ». ­
Par Philippe Moati (Professeur d’économie à l’université Paris-Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation)
La campagne pour la présidentielle est bien mal engagée. Manœuvres politiciennes et prises de position péremptoires allant dans le sens du poil d’une opinion versatile se disputent le devant de la scène médiatique. On peine à voir poindre un véritable projet, une perspective qui témoignerait d’une compréhension des enjeux de notre époque et de l’urgence d’une refondation de l’action politique.
Les sociétés occidentales sont malades d’avoir perdu la boussole du ­progrès. La modernité dont elles sont issues est en crise, en particulier cette foi dans la raison qui devait produire le progrès social. Dans le temps long, la promesse a été tenue. Malheureusement, le ressort semble s’être cassé.
Si la science et la technologie progressent encore à grands pas, si l’économie continue bon an mal an de croître, ce progrès ne semble plus au service de l’intérêt collectif. Crise environnementale, montée des inégalités, instabilité financière… le progrès est devenu difficile à percevoir pour le commun des Occidentaux.

Malaise existentiel

Le doute s’installe et le pessimisme gagne. Selon l’Eurobaromètre de la Commission européenne, moins d’un quart des ressortissants de l’Union anticipent que la vie des enfants d’aujourd’hui sera plus facile que pour ceux de leur génération ; 50 % pensent même qu’elle sera plus difficile (dont 67 % des Français). Nous n’avons collectivement plus confiance dans la matrice dont nous sommes issus ; comment espérer continuer d’être un modèle pour le monde si notre propre avenir ne nous semble pas désirable ?
Alors que les valeurs fondamentales de la culture occidentale se trouvent contestées, il est urgent de renouer avec une vision positive de notre avenir, faute de quoi nous vivrons cette confrontation des systèmes de valeurs en position de faiblesse, offrant une perméabilité à des visions du monde susceptibles de remettre en cause les acquis de la modernité qui soutiennent encore l’édifice.
Car comment ne pas voir dans le retour du religieux, du régionalisme, du nationalisme, du populisme, voire dans l’écologisme radical, les effets d’un malaise existentiel résultant d’une difficulté à se situer et à se définir dans un monde devenu indéchiffrable, incertain et perçu comme dangereux ?

Concevoir un projet collectif

Il nous faut donc relancer le projet moderne, celui d’une dynamique dans laquelle la communauté des hommes œuvre pour le bien commun, pour le progrès des conditions de vie matérielles, sociales, culturelles, spirituelles. Pour cela, nous devons renouer avec une forme d’utopie qui dessine un horizon désirable partagé, apte à répondre à la quête de sens d’une population au stade de l’opulence mais que la logique consumériste ne suffit plus à satisfaire.
Force est de reconnaître que le magasin des utopies est plutôt mal achalandé. On peut cependant en repérer trois grandes qui, aujourd’hui, s’expriment au travers de relais d’opinion, et de mouvements plus ou moins organisés : la décroissance, la société collaborative ou participative, ainsi que le transhumanisme. L’une ou l’autre de ces utopies est-elle en mesure d’emporter une adhésion suffisamment large pour constituer un embryon de projet collectif ?

NOUS DEVONS RENOUER AVEC UNE FORME D’UTOPIE APTE À RÉPONDRE À LA QUÊTE DE SENS
L’Observatoire société et consommation les a soumises à un échantillon représentatif de Français, mais aussi d’Allemands, d’Italiens et d’Espagnols. Présentées comme des états que la ­société pourrait atteindre dans dix ou vingt ans, elles ont été décrites en quelques lignes – en veillant à l’équilibre entre les bénéfices individuels et collectifs et les contreparties négatives. Puis chaque répondant a été ­invité à donner une note de 0 à 10 ­exprimant son degré d’adhésion aux scénarios proposés et, finalement, à désigner l’utopie la plus proche de sa société idéale.

C’est la décroissance qui arrive en tête. A l’échelle des quatre pays étudiés, elle est choisie par 47 % des personnes interrogées, et c’est en France qu’elle recueille le plus de suffrages (51 %). Vient ensuite l’utopie collaborative ou participative (36 %, dont 33 % en France), alors que le transhumanisme est à la traîne, avec seulement 17 % (16 % en France).

Combiner les utopies

Que déduire de ces résultats ? Tout d’abord, qu’ils confirment la présence d’une aspiration à combler les impensés de la modernité en renouant le lien avec la nature et avec une vision plus complète d’un homme en quête de relations interpersonnelles. ­Ensuite, qu’aucune de ces trois utopies ne réussit à créer un large consensus. Cela transparaît dans les notes moyennes (respectivement 6,9, puis 6,3 et 5,5 à l’échelle des quatre pays), qui témoignent d’un enthousiasme au mieux modéré.
Il y a probablement matière à ­combiner ces utopies, à tenter de prendre ce que chacune a de meilleur pour en tirer un projet de société susceptible de mobiliser sur une base élargie. De la décroissance, reprendre la priorité à donner à la sauvegarde de la planète, l’aspiration au ralentissement ; du participatif, la revitalisation du lien social, la remise en cause des structures verticales et le projet de donner à chacun les moyens d’être acteur de sa vie et de la cité ; du transhumanisme, la foi dans un progrès technique maîtrisé pour améliorer la qualité de la vie et faire face au défi écologique.

On voit ainsi la possibilité d’une ­refondation du projet moderne autour de la transition vers un nouveau modèle de développement. Si beaucoup reste à préciser, on a peut-être là une boussole indiquant le cap redonnant confiance dans le sens du changement. Alors que la campagne pour la présidentielle risque d’osciller entre des considérations gestionnaires et des incantations autour du thème de l’identité, il y a là un terrain fertile de renouvellement du discours et de l’action politiques.

Philippe Moati est l’auteur de « La Société malade de l’hyperconsommation » (Odile Jacob, 256 p., 22,90 euros).





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