Edgar Morin : « Éduquer à la paix pour résister à l’esprit de guerre »
Le Monde.fr 07.02.2016 par Edgar Morin (Sociologue et philosophe).(Auteur notamment de la VOIE chez Fayard en 2011).
Par Edgar Morin, sociologue et philosophe,
La première déclaration de l’Unesco à sa fondation avait indiqué que la guerre se trouve d’abord dans l’esprit, et l’Unesco a voulu promouvoir une éducation pour la paix. Mais en fait, il ne peut être
que banal d’enseigner que paix vaut mieux que guerre, ce qui est
évident dans les temps paisibles. Le problème se pose quand l’esprit de
guerre submerge les mentalités. Eduquer à la paix signifie donc lutter
pour résister à l’esprit de guerre.
Cela dit, en
temps même de paix peut se développer une forme extrême de l’esprit de
guerre, qui est le fanatisme. Celui-ci porte en lui la certitude de
vérité absolue, la conviction d’agir pour la plus juste cause et la
volonté de détruire comme ennemis ceux qui s’opposent à lui ainsi que
ceux qui font partie d’une communauté jugée perverse ou néfaste, voire
les incrédules (réputés impies).
Une structure mentale commune
Nous avons pu
constater dans l’histoire des sociétés humaines de multiples irruptions
et manifestations de fanatisme religieux, nationaliste, idéologique. Ma
propre vie a pu faire l’expérience des fanatismes nazis et des
fanatismes staliniens. Nous pouvons nous souvenir des fanatismes
maoïstes et de ceux des petits groupes qui, dans nos pays européens, en
pleine paix, ont perpétré des attentats visant non seulement des
personnes jugées responsables des maux de la société, mais aussi
indistinctement des civils : fraction armée rouge de la « bande à
Baader » enAllemagne, brigades noires et brigades rouges en Italie,
indépendantistes basques en Espagne.
Le mot de «
terrorisme » est à chaque fois employé pour dénoncer ces agissements
tueurs, mais il ne témoigne que de notre terreur et nullement de ce qui
meut les auteurs d’attentats. Et surtout, si diverses soient les causes
auxquelles se vouent les fanatiques, le fanatisme a partout et toujours
une structure mentale commune.
C’est pourquoi
je préconise depuis vingt ans d’introduire dans nos écoles, dès la fin
du primaire et dans le secondaire, l’enseignement de ce qu’est la
connaissance, c’est-à-dire aussi l’enseignement de ce qui provoque ses
erreurs, ses illusions, ses perversions.
Car la
possibilité d’erreur et d’illusion est dans la nature même de la
connaissance. La connaissance première, qui est perceptive, est
toujours une traduction en code binaire dans nos réseaux nerveux des
stimuli sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction
cérébrale. Les mots sont des traductions en langage, les idées sont des
reconstructions en systèmes.
Réductionnisme, manichéisme, réification
Or, comment
devient-on fanatique, c’est-à-dire enfermé dans un système clos et
illusoire de perceptions et d’idées sur le monde extérieur et sur
soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenir progressivement
s’il s’enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. Il
en est trois qui sont indispensables à la formation de tout fanatisme :
le réductionnisme, le manichéisme, la réification. Et l’enseignement
devrait agir sans relâche pour les énoncer, les dénoncer et les
déraciner. Car déraciner est préventif alors que déradicaliser vient
trop tard, lorsque le fanatisme est consolidé.
La réduction
est cette propension de l’esprit à croire connaître un tout à partir de
la connaissance d’une partie. Ainsi, dans les relations humaines
superficielles, on croit connaître une personne à son apparence, à
quelques informations, ou à un trait de caractère qu’elle a manifesté
en notre présence. Là où entre en jeu la crainte ou l’antipathie, on
réduit cette personne au pire d’elle-même, ou, au contraire, là où
entrent en jeu sympathie ou amour, on la réduit au meilleur
d’elle-même. Or, la réduction de ce qui est nôtre en son meilleur et ce
qui est l’autre en son pire est un trait typique de l’esprit de guerre
et il conduit au fanatisme.
La réduction
est ainsi un chemin commun à l’esprit de guerre et surtout à son
développement en temps de paix, qui est le fanatisme.
Le manichéisme
se propage et se développe dans le sillage du réductionnisme. Il n’y a
plus que la lutte du Bien absolu contre le Mal absolu. Il pousse à
l’absolutisme la vision unilatérale du réductionnisme, il devient
vision du monde dans laquelle le manichéisme aveugle cherche à frapper
par tous les moyens les suppôts du mal, ce qui, du reste, favorise le
manichéisme de l’ennemi. Il faut donc pour l’ennemi que notre société
soit la pire, et que ses ressortissants soient les pires, pour qu’il
soit justifié dans son désir de meurtre et de destruction. Il advient
alors que, menacés, nous considérons comme le pire de l’humanité
l’ennemi qui nous attaque, et nous entrons nous-mêmes plus ou moins
profondément dans le manichéisme.
Il faut encore
un autre ingrédient, que sécrète l’esprit humain, pour arriver au
fanatisme. Celui-ci peut être nommé réification : les esprits d’une
communauté sécrètent des idéologies ou visions du monde, comme elles
sécrètent des dieux, qui alors prennent une réalité formidable et
supérieure. L’idéologie ou la croyance religieuse, en masquant le réel,
devient pour l’esprit fanatique le vrai réel. Le mythe, le dieu, bien
que sécrétés par des esprits humains deviennent tout-puissants sur ces
esprits et leur ordonnent soumission, sacrifice, meurtre.
Tout cela s’est
sans cesse manifesté et n’est pas une originalité propre à l’islam. Il
a trouvé depuis quelques décennies, avec le dépérissement des
fanatismes révolutionnaires (eux-mêmes animés par une foi ardente dans
un salut terrestre), un terreau de développement dans un monde
arabo-islamique passé d’une antique grandeur à l’abaissement et à
l’humiliation. Mais l’exemple de jeunes Français d’origine chrétienne
passés à l’islamisme montre que le besoin peut se fixer sur une foi qui
apporte la Vérité absolue.
« La connaissance de la connaissance »
Il nous semble
aujourd’hui, plus que nécessaire, vital, d’intégrer dans notre
enseignement dès le primaire et jusqu’à l’université, la « connaissance
de la connaissance », qui permet de faire détecter aux âges
adolescents, où l’esprit se forme, les perversions et risques
d’illusion, et d’opposer à la réduction, au manichéisme, à la
réification une connaissance capable de relier tous les aspects divers,
voire antagonistes, d’une même réalité, de reconnaître les complexités
au sein d’une même personne, d’une même société, d’une même
civilisation. En bref, le talon d’Achille dans notre esprit est ce que
nous croyons avoir le mieux développé et qui est, en fait, le plus
sujet à l’aveuglement : la connaissance.
En réformant la
connaissance, nous nous donnons les moyens de reconnaître les
aveuglements auxquels conduit l’esprit de guerre et de prévenir en
partie chez les adolescents les processus qui conduisent au fanatisme.
A cela il faut ajouter, comme je l’ai indiqué (Les sept savoirs
nécessaires à la connaissance), l’enseignement de la compréhension
d’autrui et l’enseignement à affronter l’incertitude.
UN IDÉAL DE
CONSOMMATION, DE SUPERMARCHÉS, DE GAINS, DE PRODUCTIVITÉ, DE PIB NE
PEUT SATISFAIRE LES ASPIRATIONS LES PLUS PROFONDES DE L’ÊTRE HUMAIN QUI
SONT DE SE RÉALISER COMME PERSONNE AU SEIN D’UNE COMMUNAUTÉ SOLIDAIRE
Tout n’est pas
résolu pour autant : reste le besoin de foi, d’aventure, d’exaltation.
Notre société n’apporte rien de cela, que nous trouvons seulement dans
nos vies privées, dans nos amours, fraternités, communions temporaires.
Un idéal de consommation, de supermarchés, de gains, de productivité,
de PIB ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être
humain qui sont de se réaliser comme personne au sein d’une communauté
solidaire.
Avoir foi en l’amour et la fraternité
D’autre part,
nous sommes entrés dans des temps d’incertitude et de précarité, dus
non seulement à la crise économique, mais à notre crise de civilisation
et à la crise planétaire où l’humanité est menacée d’énormes périls.
L’incertitude sécrète l’angoisse et alors l’esprit cherche la sécurité
psychique, soit en se refermant sur son identité ethnique ou nationale,
puisque le péril est censé venir de l’extérieur, soit sur une promesse
de salut qu’apporte la foi religieuse.
C’est ici qu’un
humanisme régénéré pourrait apporter la prise de conscience de la
communauté de destin qui unit en fait tous les humains, le sentiment
d’appartenance à notre patrie terrestre, le sentiment d’appartenance à
l’aventure extraordinaire et incertaine de l’humanité, avec ses chances
et ses périls.
C’est ici que
l’on peut révéler ce que chacun porte en lui-même, mais occulté par la
superficialité de notre civilisation présente : que l’on peut avoir foi
en l’amour et en la fraternité, qui sont nos besoins profonds, que
cette foi est exaltante, qu’elle permet d’affronter les incertitudes et
refouler les angoisses.
Edgar Morin (Sociologue et philosophe)