Liberté de la presse
Article du Monde => le mauvais coup du Sénat |
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Liberté de la presse :
Editorial.
Le projet de loi « Egalité et citoyenneté », qui bouscule les
fondements de la loi de 1881 règlementant le droit de la presse, est
dangereux.
LE MONDE 19.10.2016
Editorial.
Il n’y a pas tant de lois dont on peut dire, cent trente ans plus tard,
qu’elles ont contribué à fonder la République. C’est le cas de la loi
du 29 juillet 1881 qui réglemente le droit de la presse. Elle consacre
un principe – la liberté d’informer –, sauf pour les cas expressément
prévus par la loi qui permettent à la personne diffamée de faire valoir
son point de vue et au journaliste de prouver ses dires et sa bonne
foi. Cette loi a fait ses preuves.
Or,
deux sénateurs, François Pillet (Les Républicains, Cher) et Thani
Mohamed-Soilihi (Parti socialiste, Mayotte), se sont inquiétés des
abus, injures et outrances que l’on trouve abondamment sur Internet.
Ils ont rédigé en juillet, sans entendre un seul journaliste, un
rapport qui bouscule les fondements mêmes de la loi de 1881. Pour
lutter contre les calomnies anonymes d’Internet, ils s’attaquent de
front aux articles, signés et assumés, sur le Net. Leurs propositions
ont été intégrées dans un texte fourre-tout, intitulé « Egalité et
citoyenneté », adopté mardi 18 octobre et qui doit revenir en seconde
lecture à l’Assemblée nationale.
Trois points problématiques
Soyons
clairs : ce texte est dangereux. Les sociétés de journalistes de
vingt-six médias, dont Le Monde, ont mis en garde les sénateurs sur
trois points problématiques. D’abord la prescription, c’est-à-dire la
date au-delà de laquelle on ne peut plus attaquer un article. Elle est
fixée à trois mois par la loi de 1881. Le Sénat l’étend à un an pour
les sites Web. Le Conseil constitutionnel avait jugé, en 2004, qu’il ne
pouvait y avoir deux régimes de prescription différents, mais le Sénat
n’en a cure. La mesure est absurde : une émission de radio ou de
télévision sera prescrite au bout de trois mois, mais son podcast un an
plus tard ; de même, un article du Monde.fr qui ne sera pas exactement
le même que celui du quotidien papier (il y a toujours de menues
différences, ne serait-ce que de titre) pourra lui aussi être poursuivi
pendant une année.
Lire aussi : Le Sénat réforme la loi sur la presse en facilitant les poursuites contre les internautes
Deuxième
difficulté : c’était jusqu’ici à la personne qui se sentait visée de
dire par quel passage et pour quelle infraction. Pour le Sénat, le juge
ou le procureur pourraient désormais se débrouiller pour trouver la
bonne infraction : le journaliste ne saura pas exactement sur quoi et
pour quoi il est attaqué, alors que la loi lui laisse peu de temps pour
se défendre et présenter ses preuves.
Une menace à la liberté d’expression et d’information
Enfin,
et c’est le plus grave, le Sénat contourne la loi de 1881 en autorisant
le plaignant à attaquer pour une faute civile, ce que la Cour de
cassation a explicitement écarté. En clair, n’importe qui, n’importe
quelle entreprise pourraient porter plainte contre un article ou un
commentaire dont ils estiment qu’il leur « cause un dommage ». Cette
disposition ne s’applique pas aux journalistes professionnels, tempère
le Sénat, en oubliant d’ailleurs de mentionner les entreprises de
presse, personnes morales. Mais elle s’appliquera aux blogueurs et à
tous ceux qui écrivent sur Internet.
Le
Sénat se veut le gardien des libertés. En l’occurrence, il les menace.
Cela ne vaut pas seulement pour les journalistes, mais pour tous les
citoyens. Le Conseil constitutionnel en 2009, comme la Cour européenne
des droits de l’homme en 2012, ont considéré que l’Internet est devenu
l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à
la liberté d’expression et d’information. Les sénateurs n’ont pas voulu
entendre ni respecter ce principe, ce sera le devoir des députés de le
réaffirmer.