Halte à la manipulation de la science !
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Le Monde du 30 novembre 2016
Près
de cent scientifiques demandent à l'Europe et à la communauté
internationale d'agir contre les perturbateurs endocriniens. Ils
dénoncent la fabrication du doute par les industriels, déjà à l'œuvre
dans la lutte contre le changement climatique
Depuis des décennies,
la science est la cible d'attaques dès lors que ses découvertes
touchent de puissants intérêts commerciaux. Des individus dans le déni
de la science ou financés par des intérêts industriels déforment
délibérément des preuves scientifiques afin de créer une fausse
impression de controverse. Cette manufacture du doute a retardé des
actions préventives et eu de graves conséquences pour la santé des
populations et l'environnement.
Les " marchands de
doute " sont à l'œuvre dans plusieurs domaines, comme les industries du
tabac et de la pétrochimie ou le secteur agrochimique. A elle seule,
l'industrie pétrochimique est la source de milliers de produits
toxiques et contribue à l'augmentation massive des niveaux de dioxyde
de carbone atmosphérique, à l'origine du changement climatique.
La lutte pour la
protection du climat est entrée dans une nouvelle ère avec l'accord de
Paris de 2015, malgré la farouche opposition de climatosceptiques
sourds au consensus établi par les scientifiques engagés pour
travailler dans l'intérêt général. Une lutte comparable fait rage
autour de la nécessaire réduction de l'exposition aux perturbateurs
endocriniens. La Commission européenne s'apprête à mettre en place la
première réglementation au monde sur le sujet. Bien que de nombreux
pays aient également manifesté leur inquiétude à l'égard de ces
produits chimiques, aucun n'a instauré de réglementation qui les
encadrerait globalement.
Jamais l'humanité n'a
été confrontée à un fardeau aussi important de maladies en lien avec le
système hormonal : cancers du sein, du testicule, de l'ovaire ou de la
prostate, troubles du développement du cerveau, diabète, obésité,
non-descente des testicules à la naissance, malformations du pénis et
détérioration de la qualité spermatique. La très grande majorité des
scientifiques activement engagés dans la recherche des causes de ces
évolutions préoccupantes s'accordent pour dire que plusieurs facteurs y
contribuent, dont les produits chimiques capables d'interférer avec le
système hormonal.
Des sociétés savantes
signalent que ces produits chimiques, appelés les perturbateurs
endocriniens, constituent une menace mondiale pour la santé. Parmi
ceux-ci : les retardateurs de flamme présents dans les meubles et
l'électronique, les agents plastifiants dans les matières plastiques et
les produits d'hygiène, ou encore les résidus de pesticides dans notre
alimentation. Ils peuvent interférer avec les hormones naturelles lors
de périodes critiques du développement, pendant la grossesse ou la
puberté, lorsque notre organisme est particulièrement vulnérable.
Une réglementation nécessaire
On ne peut faire face
à ce fardeau croissant de maladies à l'aide de meilleurs traitements
médicaux : non seulement ces traitements n'existent pas toujours, mais
les effets des perturbateurs endocriniens sur la santé sont bien
souvent irréversibles. Les possibilités de réduire notre exposition à
un niveau individuel en évitant certains produits de consommation sont,
elles aussi, limitées. La plupart de ces substances atteignent notre
organisme par le biais de notre alimentation.
Seule solution pour
enrayer la hausse des maladies liées au système hormonal : prévenir
l'exposition aux produits chimiques à l'aide d'une réglementation plus
efficace. Or le projet d'établir une réglementation de ce type dans
l'Union européenne est activement combattu par des scientifiques
fortement liés à des intérêts industriels, produisant l'impression
d'une absence de consensus, là où il n'y a pourtant pas de controverse
scientifique. Cette même stratégie a été utilisée par l'industrie du
tabac, contaminant le débat, semant le doute dans la population et
minant les initiatives des dirigeants politiques et des décideurs pour
développer et adopter des réglementations plus efficaces.
Les discussions sur le
changement climatique et sur les perturbateurs endocriniens ont toutes
deux souffert de cette déformation des preuves scientifiques par des
acteurs financés par l'industrie. La plupart des scientifiques pensent
qu'exprimer publiquement leur point de vue sur des questions politiques
et participer aux débats de société pourrait compromettre leur
objectivité et leur neutralité. Ce serait effectivement inquiétant si
nos opinions politiques obscurcissaient notre jugement scientifique.
Mais ce sont ceux qui nient la science qui laissent leurs opinions
politiques obscurcir leur jugement. Avec, pour conséquence, des
dommages irréparables. La manipulation de la science concernant les
effets de la fumée du tabac a coûté des millions de vies.
Nous considérons qu'il
n'est plus acceptable de nous taire. En tant que scientifiques, nous
avons en fait l'obligation de participer au débat et d'informer le
public. Nous avons la responsabilité de rendre visibles les
implications de nos travaux pour la société et les générations futures,
et d'attirer l'attention sur les graves dangers qui nous menacent. Les
enjeux sont importants, et l'action politique pour endiguer
l'exposition aux perturbateurs endocriniens et les conséquences des
émissions de gaz à effet de serre est devenue une urgence.
Scientifiques
spécialistes des perturbateurs endocriniens ou du changement
climatique, nous avons uni nos forces, car un grand nombre d'actions
essentielles à la limitation des effets des perturbateurs endocriniens
contribueront également à lutter contre le changement climatique. La
plupart des substances chimiques synthétisées par l'homme sont des
dérivés de combustibles fossiles produits par l'industrie
pétrochimique. Une réduction de la quantité de pétrole raffiné
permettra aussi de réduire la quantité de sous-produits utilisés dans
les plastiques et celle de plastifiants : ces produits chimiques
compromettent la santé reproductive masculine et contribuent au risque
de certains cancers.
Une réduction de la
dépendance aux combustibles fossiles et un encouragement au
développement des énergies alternatives entraîneront non seulement une
baisse des émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de celles de
mercure. Le mercure, un contaminant issu du charbon, émis dans l'air et
accumulé dans le poisson, finit par atteindre nos organismes et
compromet le développement du cerveau.
Créer l'équivalent du GIEC
Bien que de nombreux
Etats aient exprimé la volonté politique de traiter le problème des gaz
à effet de serre, la traduction des connaissances scientifiques sur le
changement climatique en action politique effective a été bloquée,
notamment à cause de la désinformation du public et des dirigeants. Les
gouvernements sont déjà en retard. Il est important de ne pas répéter
ces erreurs avec les perturbateurs endocriniens, et d'apprendre de
l'expérience des scientifiques du climat et de la recherche en santé
publique.
La Commission
européenne a l'occasion de choisir des instruments de réglementation
qui pourront fixer de nouveaux standards pour le monde entier afin de
nous protéger des effets nocifs des perturbateurs endocriniens. Nous
sommes cependant préoccupés par les options réglementaires que propose
aujourd'hui la Commission, très éloignées des mesures nécessaires pour
protéger notre santé et celle des générations futures. Les options
proposées pour identifier les perturbateurs endocriniens requièrent un
niveau de preuve bien plus élevé que pour d'autres substances
dangereuses, comme celles cancérigènes. Dans la pratique, il sera très
difficile de reconnaître une substance dangereuse comme perturbateur
endocrinien dans l'Union européenne.
Des actions urgentes
sont nécessaires sur les deux thèmes. Pour cette raison, nous appelons
à la mise en œuvre de mesures qui s'attaqueraient aux perturbateurs
endocriniens et au changement climatique de façon coordonnée. Un moyen
efficace pourrait être la création, sous les auspices de l'Organisation
des Nations unies, d'un groupe ayant le même statut international et
les mêmes prérogatives que le Groupe d'experts intergouvernemental sur
l'évolution du climat (GIEC). Ce groupe serait chargé d'évaluer les
connaissances scientifiques destinées aux responsables politiques dans
l'intérêt général et mettrait la science à l'abri de l'influence des
intérêts privés. Nous le devons aux générations qui vivront demain.
Collectif
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