Le Monde 30 juillet 2017   

   La difficile équation de la mixité sociale dans les cités  

Dans les quartiers, la rénovation urbaine se poursuit sans parvenir à " déghettoïser "
Les frontières sont invisibles mais immuables. A  Chanteloup-les-Vignes (Yve-lines), les habitants leur ont donné des noms. " Checkpoint Charlie ", c'est ainsi qu'a été rebaptisée la rue Edouard-Legrand, qui scinde en deux, à l'horizontale, la ville de 10 000  âmes -bâtie à flanc de coteaux. En " haut " : le village et ses pavillons, habités par les plus nantis. En " bas " : la cité et ses immeubles HLM, qui concentrent les plus pauvres. A l'est : " Melrose Place ", mélange de modestes résidences privées et de logements sociaux intermédiaires. A l'ouest : " Chicago ", tout-béton-tout-HLM. Les dix années de travaux pharaoniques et les 106  millions investis pour " désenclaver " et " déghettoïser " le quartier de la  Noé, rendu célèbre par le film La Haine, de Mathieu Kassovitz, ont permis d'embellir le  décor, mais pas de réécrire le -scénario.

La cité de béton imaginée au début des années 1970 et autrefois entièrement repliée sur elle-même est désormais plus aérée, plus verte, plus propre et moins bétonnée. Mais elle conserve ses lignes de démarcation : " Les populations précaires sont remplacées par des populations encore plus précaires, tempête Catherine Arenou, maire (LR) de la ville. Nous recréons des poches de grande pauvreté avec de fortes concentrations ethniques. " La réduction de la part de logements sociaux – passée de plus de 80  % à un peu plus de 50  % – n'a pas changé la donne. Ici,entre 80  % et 90  % des habitants sont issus de l'immigration et le taux de chômage chez les jeunes reste supérieur à 50  %.

" Faire venir des Blancs "
Alors que le premier volet du programme national de rénovation urbaine (PNRU 1), lancé en  2004, s'achève et que la seconde phase démarre (PNRU  2, jusqu'en  2024), le ministre de la cohésion des territoires, Jacques Mézard, a réaffirmé début juillet une promesse de campagne d'Emmanuel Macron : le budget du PNRU  2 sera porté à 10  milliards d'euros, soit le double de ce qui était prévu. Sans préciser le financement de cette enveloppe supplémentaire.

Chanteloup est un exemple parmi beaucoup d'autres des difficultés rencontrées par le PNRU. Le bilan publié en avril par l'Observatoire national des villes le confirme : les 45  milliards d'euros déjà investis n'ont pas réussi à faire reculer la pauvreté dans les quartiers concernés ni à attirer des ménages plus aisés. Ni à endiguer la tendance au regroupement des populations immigrées. Un des objectifs, mais non dit, que l'on retrouve derrière la classique formule politique de " mixité sociale ".

" On a pensé qu'en remettant trois fleurs et en cassant quelques immeubles, on arriverait à attirer des Blancs, mais c'est un vœu pieux ", juge Catherine Arenou. Le franc-parler de l'édile tranche avec les précautions de langage des politiques, dans un pays où les statistiques ethniques sont interdites. " En réalité, depuis le début, ce qui est en jeu, c'est la mixité ethno-raciale, décrypte le sociologue -Renaud Epstein. L'objectif n'est jamais affiché officiellement dans ces termes, car la loi l'interdit, mais c'est bien ainsi qu'il est formulé officieusement. " Arona Seck, 35 ans, coordinateur des médiateurs de la ville, ne prend pas plus de pincettes que la maire : " La rénovation urbaine ? Bah oui, ça veut dire faire venir des Blancs. C'est ce qui nous manque, c'est ce qui a disparu. "

Cette volonté politique est souvent soutenue par les habitants. " Ils fantasment les années 1970, qu'ils perçoivent comme l'âge d'or de la cohabitation entre les populations de toutes origines, ditYoan Miot, maître de conférences à l'école d'urbanisme de Paris. Si bien que les populations des grands ensembles regrettent le départ de la population européenne qu'ils appellent les Blancs. " Abdelaziz Zelif, 56  ans, conducteur de bus et président de l'Amicale des locataires de la Noé, tient ce discours : " Il faut des Blancs, sinon ça devient un ghetto ! " Sauf qu'ils sont, dans les faits, très peu à revenir. Et souvent cantonnés aux frontières extérieures des quartiers.

Les plans de rénovation ont tous voulu " diversifier l'offre ", en proposant des logements en accession sociale à la propriété, en location libre, ou en réduisant la taille des appartements HLMafin de réduire la proportion de familles nombreuses. " Mais le plus souvent, la diversification de l'offre ne se fait pas à l'intérieur du quartier mais en bordure, dans les 500 mètres ", explique Renaud Epstein. Et la greffe peine à prendre.

A Bobigny, aux portes de la cité Karl-Marx, Issa, Yanis et Valoua, 20 ans, font ce constat, face aux nouveaux bâtiments : " A l'intérieur, c'est une autre vie. Pour les quelques nouveaux arrivants, ce sont des cités-dortoirs pas chères. Ils ne mettent pas leurs enfants dans les mêmes écoles que nous et ne vivent pas ici. "Plutôt que d'aller chercher de nouvelles populations, une autre idée s'impose doucement : retenir les habitants qui réussissent et trouvent du travail, ou faire revenir ceux qui en sont partis. " Jusqu'à présent, la mixité supposait le remplacement d'une partie de la population par une autre, venue de l'extérieur, précise le sociologue Thomas Kirszbaum. Si l'on s'intéresse au profil ethno-racial des habitants, pour autant qu'on puisse l'observer en France, la mixité sociale est un échec. Mais si l'on regarde le taux d'accession sociale à la propriété des ménages issus de ces quartiers, alors c'est un -succès. " A Chanteloup-les-Vignes, 30  % des locataires sont devenus propriétaires.

Triage ethnique
L'Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) assume ce changement de paradigme. " Nous nous sommes rendu compte que ce qui marche le mieux, c'est la mixité venue de l'intérieur. Il faut convaincre les ménages stabilisés économiquement de rester, grâce aux travaux de rénovation urbaine ", confirme Nicolas Grivel, son directeur.

Encore faut-il que les promoteurs privés acceptent de financer la création de logements pour ceux qui veulent accéder à la propriété. Et que les communes voisines jouent le jeu, en accueillant quelques-unes des familles les plus défavorisées, poussées dehors par la dé-densification (démolitions d'immeubles). " La rénovation urbaine a surtout produit une fragmentation de la pauvreté à l'intérieur des quartiers, et non pas une dispersion de la pauvreté ", constate Christine Lelévrier, sociologue et urbaniste, professeure à Paris-Est Créteil, qui participe à la création d'un Observatoire de la mixité sociale qui devrait voir le jour en septembre. Si certaines agglomérations, comme celle de la métropole de Lyon, font preuve de solidarité, ailleurs, c'est rarement le cas. Quant aux promoteurs, échaudés par des échecs commerciaux, ils sont souvent frileux.

" Je suis très inquiète pour l'avenir de l'Ile-de-France, souligne Catherine Arenou, à Chanteloup-les-Vignes. Les habitants de la cité de la Noé qui doivent être relogés sont refusés par les villes voisines à cause de la mauvaise réputation du quartier. " Nicolas Grivel, de l'ANRU, insiste : " Pour que cela marche, il faut penser au niveau des communautés d'agglomération et non de la seule commune. " Et développer la solidarité entre les bailleurs publics, qui n'est pas, elle non plus, au rendez-vous.

Les organismes HLM ont du mal à se défaire de leurs habitudes. Dès les années 1970, les populations les plus fragilisées – le plus souvent des primo-arrivants – ont été systématiquement assignées aux quartiers sensibles. Et souvent même, regroupées par immeubles en fonction de leurs origines. " Les bailleurs ont pratiqué un triage ethnique très prononcé, rappelle Yoan Miot. Encore aujourd'hui, les commissions d'attribution sont là où se jouent les discriminations et les ségrégations. " Or, le processus est illisible et peu contrôlé. " Cela fait trente ans qu'on se plante parce que cela fait trente ans qu'on se dit que c'est plus simple comme ça, dit Catherine Arenou. Neuf fois sur dix, les primo arrivants sont les seuls à accepter de venir dans les cités et sont refusés ailleurs. Nous avons créé une organisation fondée sur les critères ethno-raciaux de fait. "

" La porte au nez "
L'équation semble sans solution. Imposer plus de mixité dans un quartier, c'est jouer, une fois encore, la carte de la discrimination, et risquer de repousser la ghettoïsation juste un peu plus loin… " On demande aux bailleurs de tenir deux objectifs : maintenir le droit au logement et respecter la mixité, explique Béatrix Mora, directrice du service des politiques urbaines et sociales à l'Union sociale pour l'habitat, qui regroupe 730  bailleurs. Au niveau local, il est impossible de concilier les deux. On ne pourra diversifier que si certaines conditions préalables sont réunies : revoir la carte scolaire, améliorer la sécurité, accompagner les populations… "

Les seules pelleteuses ne viendront pas à bout de cet immense chantier. " On change la forme urbaine mais pas les problèmes sociaux ", souligne Julien Talpin, chercheur en sciences sociales au CNRS. A Chanteloup-les-Vignes, Demba Diakhaté, 20  ans, au chômage, est sévère : " Ça ne change rien pour nous. On nous ferme toujours la porte au nez quand on cherche un boulot. " Et Christine Lelévrier de conclure : " Les jeunes n'ont eu aucune place dans la rénovation urbaine : tout cela s'est déroulé sous leurs yeux, mais sans  eux. "

Louise Couvelaire



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