Une étude menée auprès de treize détenus permet de mettre diverses théories à l'épreuve du terrain
Comment devient-on djihadiste ? Depuis les attentats de janvier
2015 à Paris, beaucoup a été écrit sur ces Français qui ont décidé de
partir en Syrie ou sur d'autres théâtres de combats, ou de frapper sur
le territoire national au nom d'un islam radical. Les chercheurs sont
divisés sur les ressorts de leur engagement. Plusieurs théories
s'affrontent. Certains mettent en cause une lecture salafiste de
l'islam, d'autres une révolte générationnelle nihiliste, d'autres
encore des facteurs psychologiques ou géopolitiques.
Une étude sociologique, sous la direction de Xavier Crettiez,
professeur à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, et de Romain Sèze,
chercheur à l'Institut national des hautes études de la sécurité
et de la justice (Inhesj), a été menée auprès de treize hommes
condamnés pour des faits de terrorisme de type djihadiste. Elle apporte
un éclairage inédit, car puisé auprès des acteurs eux-mêmes, sur les
trajectoires qui peuvent conduire à un tel engagement ; elle permet de
mettre ces théories à l'épreuve du terrain.
Au terme de cette étude, publiée le 7 août, peut-on en conclure
qu'il existe des constantes dans la radicalisation d'un individu ? Oui,
répondent les auteurs, à condition de raisonner en termes de processus
plutôt que de seuls déterminants psycho-sociologiques, pour pouvoir "
mettre en résonance les causes structurelles et les choix individuels
qui vont construire un parcours militant de plus en plus violent ".
Parmi les caractéristiques que l'on retrouve fréquemment, figure le
fait que presque aucun de ces hommes n'a de passé militant et ne dit
avoir été victime de discrimination en amont de son implication dans
une entreprise terroriste. " Tous arrivent tardivement à la religion,
explique -Romain Sèze. Ce sont des “born again” - venus à la foi à
l'âge adulte - ou des convertis. Cet apprentissage tardif est
individualisé, le plus souvent autodidacte dans un premier temps. C'est
comme cela qu'une partie d'entre eux rencontre le salafisme, car quand
on recherche seul, on tombe sur ce qui est en position dominante sur le
“marché” religieux. "
L'entrée dans la religion se fait généralement en dehors des mosquées.
Et lorsqu'ils en fréquentent une, ils choisissent volontiers " celle
qui est à côté de leur domicile ou de leur lieu de travail, et non pas
une mosquéesalafie ", rapporte le sociologue.
" Engagement bricolé "
Leur rencontre avec le djihadisme se fait " via Internet et les pairs,
dans des registres qui jouent sur l'émotionnel. Ils regardent des
vidéos qui suscitent la colère, la haine, la peur, la culpabilité de ne
rien faire ". Cette imprégnation intervient souvent à un moment
particulier de leur vie, où ils se trouvent dans " une phase de
disponibilité professionnelle et familiale, parfois aussi après un
événement douloureux, comme un licenciement ou une séparation qui
engendre un sentiment d'échec ". Puis il y a toujours, dans la
trajectoire de ces hommes, " une personne-ressource qui revêt un rôle
décisif, car elle encourage moralement au passage à l'acte tout en
apportant un soutien logistique ".
Les chercheurs insistent sur l'importance souvent cruciale du séjour à
l'étranger, qui a pour effet une " surradicalisation ". " Il est
frappant de voir que beaucoup partent pour faire leurhijra - émigration
dans un pays musulman - et/ou apprendre l'arabe, relève Romain Sèze,
mais que finalement aucun ne se sédentarise ni n'apprend réellement
l'arabe. Sur place, ils intègrent des réseaux terroristes. C'est aussi
souvent à cette période qu'ils entrent dans la clandestinité, alors
qu'en France ils étaient prosélytes.A partir de là, ils sont pris dans
une spirale. Ils se mettent à chercher des opportunités de djihad, peu
importe où et avec qui. Ils veulent d'abord agir. Leur engagement est
bricolé, opportuniste, contingent, aléatoire. "
Il y a, chez ces jeunes hommes, " une dimension viriliste très marquée
", avec la pratique de sports de combat. " S'ils n'ont pas tous un
passé délinquant, il y a une forme de banalisation de la violence, même
en amont de leur engagement. Ils tiennent un discours véhément sur les
mauviettes, les lâches, les homosexuels… Avec l'idée que si eux-mêmes
ne partent pas, c'est qu'ils sont lâches ou faibles. "
En revanche seraient moins révélateurs que ce qu'on a pu en dire
l'échec scolaire et les mauvais traitements subis durant l'enfance,
même si la déstructuration familiale est présente dans l'histoire de
plusieurs d'entre eux. " Les djihadistes ne sont pas des grands
traumatisés dont l'engagement relèverait davantage de la psychiatrie ou
de la pathologie ", affirment les chercheurs. Autre élément battu en
brèche : le passage par la prison n'est " nullement un palier obligé
pour une carrière djihadiste ". Seuls trois sur treize ont un passé de
délinquant.
Alors, parmi les thèses qui s'opposent pour expliquer l'engagement
djihadiste, à laquelle l'enquête apporte-t-elle le plus de crédit ? " A
toutes, et en même temps aucune ne se suffit à elle-même ",
répond Romain Sèze.
Pour le sociologue, " le salafisme comme paradigme explicatif, défendu
par Gilles Kepel, n'est pas suffisant " car tous ne sont pas passés par
le salafisme et, parmi ceux qui y font référence (dix sur treize), "
tous n'ont pas intériorisé cette idéologie. Certains n'ont été
intéressés que par le “style”. Parmi ceux qui ont rejoint des groupes
salafis, beaucoup les ont quittés assez rapidement. Le salafisme ne
répondait pas à leur envie d'agir. "
Romain Sèze relève " une très forte résonance " entre les conclusions
de l'enquête et les théories de François Burgat sur la dimension
géopolitique et post-coloniale du djihadisme, " mais aussi des
divergences ". " Le registre politique est central dans les discours de
nos interlocuteurs, mais cette dimension peut émerger tardivement et
sans résumer leurs engagements. " Contrairement aux nationalistes
interrogés, les djihadistes font très peu référence à l'histoire. "
C'est finalement la thèse d'Olivier Roy qui a l'écho le plus pertinent
avec nos observations, sur de nombreux points (révolte générationnelle,
absence d'expérience de la discrimination, activisme, etc.), même si
tous nos enquêtés ne sont pas “nihilistes” au sens où tous n'avaient
pas envie de mourir – c'est aussi pour cela qu'on a pu les interroger.
Sur treize, cinq avaient intériorisé une représentation du monde
millénariste et, dans une certaine mesure, martyrolo-gique ", conclut
Romain Sèze.
Cécile Chambraud
MÉTHODOLOGIE
L'enquête
Les auteurs ont pu interroger treize hommes condamnés pour des faits de
terrorisme de type djihadiste, mais aussi, dans une ambition
comparatiste, sept autres condamnés pour des faits liés au nationalisme
basque (cinq) et corse (deux). Tous étaient emprisonnés au moment de
l'enquête. Par son étroitesse, l'échantillon ne prétend pas être
représentatif. Les enquêteurs ont choisi une analyse qualitative de la
trajectoire de ces personnes. L'enquête a été conduite avec l'appui de
la Mission de recherche droit et justice et la direction de
l'administration pénitentiaire. Directement confronté à ces profils et
contraint d'imaginer une façon de les prendre en charge, le ministère
de la justice avait tout à gagner à mieux comprendre le phénomène.