Après l'office du vendredi, l'Imam Abdallah Dliouah de la grande mosquée de Valence recoit ses fidèles pour discuter.
En ce mercredi après-midi, seule une poignée d’hommes prient
dans la vaste et lumineuse mosquée Al-Forqane, posée sur les hauteurs
de Valence, tandis qu’à l’arrière-plan surgit le Vercors. L’imam
Abdallah Dliouah n’en est pas pour autant désœuvré. Comme chaque jour,
en plus de son emploi de cadre à la SNCF, il doit répondre aux
multiples sollicitations de fidèles, participer à trois ou quatre
réunions avec des jeunes, des familles, des ministres d’autres
confessions, dispenser des cours religieux, visiter des malades,
nourrir son blog. Bref, comme tous ses collègues, se démultiplier au
service d’une communauté religieuse en attente, et avec des moyens bien
souvent limités. Week-ends et vacances compris.
Les imams sont aujourd’hui au cœur des exigences formulées
par les responsables politiques envers l’islam. En plaquant parfois sur
eux le modèle du curé, on les voudrait francophones (l’écrasante
majorité des fidèles ne comprend pas l’arabe), imprégnés du contexte
français, formés en France, sans toujours mesurer les contraintes
actuelles de la condition d’imam. Le Monde a demandé à trois d’entre
eux de parler de leur quotidien.
Après l'office du vendredi, L'Imam Abdallah Dliouah de la grande mosquée de Valence recoit ses fidèles pour discuter.
Abdallah Dliouah à Valence, Ismaïl Mounir à Longjumeau
(Essonne), Abdelkader Ounissi à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) ne
constituent pas un échantillon représentatif des profils si variés des
imams aujourd’hui, en fonction dans les quelque 2 500 lieux de culte
musulmans en France. Ils n’ont pas la même formation religieuse ni la
même trajectoire. Mais tous trois sont francophones, en phase avec le
contexte français, et rêvent d’une insertion sans heurts de l’islam.
Chacun à sa façon, par ce que le sociologue Romain Sèze appelle leur «
créativité » de tous les jours, ils sont les artisans d’une «
réinvention du magistère islamique » et d’« un islam de France en train
de se faire » (Etre imam en France, Cerf, 2013), loin des théories et
au plus près du terrain.
« Voltaire, Rousseau et Ferré »
Ismaïl Mounir, 42 ans, est né en France dans une famille «
assez peu pratiquante » venue du Maroc. Il est arrivé à la religion par
sa passion de la musique, qui l’a fait cheminer du jazz à la chanteuse
égyptienne Oum Kalsoum, puis à l’Andalousie. Il s’est formé en
autodidacte au Maroc, tout en travaillant après une maîtrise en
sciences économiques.
« Je n’ai aucun problème avec ma culture française et
musulmane. Je rêve en français, j’aime Voltaire, Rousseau et Léo Ferré.
Ce n’est pas un oxymore d’être musulman français. Je veux promouvoir
cela. »
Abdelkader Ounissi est né il y a soixante ans en Tunisie. Cet
admirateur de Che Guevara se souvient avec bonheur de la vie culturelle
sous Bourguiba. Arrivé en France en 1992 et « Français dans l’âme », il
a fait une thèse à la Sorbonne dont le sujet était : « Mosquées de
France : influence de la visibilité sur le discours. » C’est ici qu’il
est devenu imam.
Abdallah Dliouah, 46 ans, semblait, lui, au contraire destiné
à le devenir, ayant grandi en Algérie aux côtés d’un grand-père et d’un
oncle imams. Pendant toute son enfance, il a passé au moins quatre
heures par jour à étudier la religion, avant et après l’école. Lui
aussi est arrivé en 1992, à 22 ans, dans l’idée de repartir enseigner
en Algérie une fois son doctorat en poche. Il est finalement resté.
Aucun d’entre eux n’est rétribué en tant qu’imam. Abdallah
Dliouah tient à son emploi salarié : « Ça me permet de comprendre ce
que vivent les gens, d’avoir le même point de vue qu’eux sur la vie de
tous les jours », explique cet ingénieur de formation. Jusqu’à il y a
deux ans, Ismaïl Mounir était lui aussi salarié, dans le domaine de
l’expertise énergétique. Mais depuis, il se consacre à plein temps à sa
fonction religieuse. Pour gagner sa vie, il s’est fait
autoentrepreneur. « Je préfère ça à être coincé dans une structure »,
explique-t-il. Il perçoit des revenus de l’école de langue arabe qu’il
dirige, a monté un institut d’études islamiques en ligne, l’institut
Amine, qui dispense des formations payantes, et il donne des
conférences et des séminaires aux quatre coins de France – son planning
est rempli jusqu’au mois de mai.
Impasse
« Les imams aujourd’hui sont dans la misère, assène pour sa
part Abdelkader Ounissi. Ils ne sont pas considérés. » Sa femme
travaille, et lui est présent tous les jours, y compris les fins de
semaine, à la mosquée L’Olivier de la paix, qui accueille quelque 2 000
fidèles le vendredi et offre des cours d’arabe et de religion à environ
300 enfants.
La situation de l’imam peut devenir encore plus instable
lorsqu’un conflit survient avec le dirigeant de l’association qui gère
le lieu de culte, véritable détenteur du pouvoir dans la mosquée.
Ismaïl Mounir et Abdelkader Ounissi ont réglé le problème en en prenant
eux-mêmes la présidence. De nombreux autres dépendent du bon vouloir de
l’association de gestion.
Cette précarité ne contribue pas à rendre la fonction
attractive et les lieux de culte ont souvent bien du mal à trouver un
imam de qualité. Aussi, lorsque l’un d’entre eux parle bien, maîtrise
le français, attire du monde, commence à être connu dans le circuit des
conférenciers ou à travers les réseaux sociaux, on se l’arrache. «
Partout où je vais, on me demande si je ne veux pas rester », résume
Ismaïl Mounir.
Tous trois jugent impératif d’améliorer le statut de l’imam
pour sortir de l’impasse actuelle, qui conduit les mosquées à «
importer » des officiants du Maroc, d’Algérie ou de Turquie. Pour cela,
« il faut élever socialement les imams, assure Abdelkader Ounissi.
Aujourd’hui, ils vivent souvent grâce aux services rendus par la
communauté, ce n’est pas bien, c’est une dépendance ». « Il faut qu’ils
soient autonomes financièrement pour pouvoir exercer librement, plaide
aussi Abdallah Dliouah. L’avenir, je le vois dans les jeunes d’ici. Il
faut que ce soient les meilleurs élèves. C’est à eux qu’on doit payer
une formation. »
« Super-héros »
De ce pasteur au statut si précaire, les fidèles attendent
pourtant beaucoup. A toute heure, et jusque tard dans la nuit, on le
consulte : sur des tensions au sein du couple, les relations sexuelles,
une situation de conflit au travail, une transaction commerciale, un
emprunt, un mariage mixte, un dilemme sur le port du voile, sur la
manière de « rattraper » une prière qu’on n’a pu faire… La liste n’est
pas limitative et elle est commune à tous. « Les imams sont harcelés
tout le temps, notamment par les problèmes conjugaux », sourit
Abdelkader Ounissi. « J’ai l’impression que les gens me prennent pour
un super-héros, résume Ismaïl Mounir, ils croient que je peux tout
faire. » Pour ne pas se laisser envahir, il a mis en place une
permanence téléphonique.
Après l'office du vendredi, devant la grande mosquée de Valence .
Abdallah Dliouah, lui, n’hésite pas à orienter ses ouailles
vers des conseillers conjugaux, des sexologues, des psychologues. «
L’imam ne peut être spécialiste en tout ! », se défend-il. Sur son
blog, son post le plus lu porte sur le divorce : « Je suis devenu une
sorte de référent sur le sujet. »
Le fait d’interroger systématiquement l’imam pour savoir ce
qui est licite et ce qui ne l’est pas exprimerait un sentiment
d’incertitude dans un contexte nouveau. « Les questions sont
symptomatiques du travail d’éducation qu’il y a à faire, estime Ismaïl
Mounir. Dans la communauté, il y a une tendance à vouloir enfermer
l’islam dans la norme. Or la norme, c’est une toute petite partie du
Coran. Dans mes réponses, je ne fais jamais des choix à la place des
gens, c’est à eux de les assumer. Moi, j’essaie de les déculpabiliser.
Le droit musulman est suffisamment souple pour s’adapter. » « C’est la
première fois que des musulmans vivent en tant que minorité, déclare
Abdallah Dliouah. Il faut tout réinventer pour être en adéquation avec
le monde d’aujourd’hui. »
Pression salafiste
Cette ligne ne plaît évidemment pas à tout le monde, et
surtout pas aux courants salafistes dont la pression se fait sentir. «
Un discours saoudien s’est répandu, qui est un terrorisme intellectuel
réducteur. Mais il a aussi un côté très séduisant, comme son apparente
clarté, le simplisme, l’idée que ce n’est pas la peine d’écouter les
hommes puisque Dieu lui-même parle dans le Coran », résume Ismaïl
Mounir. Dans sa mosquée, les tenants de ce discours sont une minorité.
« Ils viennent, ils prient, ils partent. Ils ne viennent jamais
discuter, car ils n’ont pas le niveau. Quand ils voient un converti,
ils vont vers lui. Ils lui disent de ne pas me parler. Ils m’accusent
d’être le “chef des innovateurs”. »
Pour contrer leur influence, les trois imams placent leur
espoir sur la diffusion du savoir. « Il faut immuniser les gens par la
connaissance », insiste Ismaïl Mounir. C’est ce qu’il tente de faire
dans ses formations et ses conférences après avoir « réfléchi à tous
les concepts qu’il faut pour déconstruire le littéralisme ». « On n’a
jamais eu autant de demandes pour étudier. Les gens veulent comprendre.
Certains ont compris qu’on n’a plus le droit au silence, qu’il faut
agir », confirme Abdallah Dliouah.
« AUJOURD’HUI, LA COMMUNAUTÉ A PEUR. ELLE NOUS DEMANDE
D’EXPLIQUER CE QUI SE PASSE. POURQUOI CE MATRAQUAGE TOUTE LA JOURNÉE,
QUI DEMANDE AUX MUSULMANS DE CHOISIR ENTRE LA FRANCE ET L’ISLAM. »
ABDELKADER OUNISSI, IMAM À BAGNOLET (SEINE-SAINT-DENIS)
Il le faut d’autant plus que le malaise et la peur étreignent
de nombreux musulmans. Est-ce une coïncidence ? L’un des tout premiers
motifs de consultation des imams est la crainte de beaucoup de fidèles
d’être « possédés » et des demandes d’exorcisme. « Tous les jours, j’ai
mon lot de demandes de gens qui se croient la proie de démons. C’est la
maladie d’aujourd’hui », témoigne Abdallah Dliouah.
Pour les musulmans, le climat politique est lourd depuis les
attentats djihadistes. La mosquée de Valence a essuyé au mois d’août un
départ de feu volontaire. « Nous sommes en première ligne, résume
Abdelkader Ounissi. Aujourd’hui, la communauté a peur. Elle nous
demande d’expliquer ce qui se passe. Pourquoi ce matraquage toute la
journée, qui demande aux musulmans de choisir entre la France et
l’islam. Zemmour a libre cours et il n’y a pas de riposte des
politiques. Il y a chez beaucoup des doutes sur l’avenir. »
L’idée de partir travaille certains fidèles. A l’approche des
élections, ces imams veulent malgré tout les pousser à s’inscrire sur
les listes électorales et à voter.
Les chiffres
2 200 à 2500 C’est l’estimation du ministère de l’intérieur.
La fonction d’imam n’étant pas régulée par un titre ou une hiérarchie –
inexistante dans l’islam sunnite –, il est difficile d’évaluer avec
précision le nombre de ceux exerçant en France au sein des quelque 2
500 lieux de culte (dont 2 200 en métropole).
300 Ce sont les Etats d’origine qui les rémunèrent pendant le
temps de leur exercice en France, en accord avec les autorités ; 150
sont envoyés par la Turquie, 120 par l’Algérie et 30 par le Maroc.
Une communication à double tranchant
S’investir sur les réseaux sociaux, comme certains imams le
font, c’est aussi s’exposer à la surveillance. Abdallah Dliouah, imam à
Valence, a posté sur son compte Facebook en octobre 2015 la photo du
grand mufti de Jérusalem, Haj Amin Al-Husseini. Il réagissait aux
propos du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, qui avait
alors accusé ce personnage controversé d’avoir persuadé Hitler
d’exterminer les juifs, lors d’une rencontre à Berlin en novembre 1941.
« Nétanyahou voulait faire croire que si l’on défend les Palestiniens,
c’est parce que l’on est hostile aux juifs. On peut vouloir dénoncer
une situation d’injustice sans avoir rien contre les juifs en tant que
juifs », se défend aujourd’hui l’imam. Des sites islamophobes avaient
dénoncé cet affichage.