En France, le dur métier d’imam


LE MONDE    27.10.2016
Par Cécile Chambraud

Après l'office du vendredi, l'Imam Abdallah Dliouah de la grande mosquée de Valence recoit ses fidèles pour discuter.
En ce mercredi après-midi, seule une poignée d’hommes prient dans la vaste et lumineuse mosquée Al-Forqane, posée sur les hauteurs de Valence, tandis qu’à l’arrière-plan surgit le Vercors. L’imam Abdallah Dliouah n’en est pas pour autant désœuvré. Comme chaque jour, en plus de son emploi de cadre à la SNCF, il doit répondre aux multiples sollicitations de fidèles, participer à trois ou quatre réunions avec des jeunes, des familles, des ministres d’autres confessions, dispenser des cours religieux, visiter des malades, nourrir son blog. Bref, comme tous ses collègues, se démultiplier au service d’une communauté religieuse en attente, et avec des moyens bien souvent limités. Week-ends et vacances compris.

Les imams sont aujourd’hui au cœur des exigences formulées par les responsables politiques envers l’islam. En plaquant parfois sur eux le modèle du curé, on les voudrait francophones (l’écrasante majorité des fidèles ne comprend pas l’arabe), imprégnés du contexte français, formés en France, sans toujours mesurer les contraintes actuelles de la condition d’imam. Le Monde a demandé à trois d’entre eux de parler de leur quotidien.

Après l'office du vendredi, L'Imam Abdallah Dliouah de la grande mosquée de Valence recoit ses fidèles pour discuter.
Abdallah Dliouah à Valence, Ismaïl Mounir à Longjumeau (Essonne), Abdelkader Ounissi à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) ne constituent pas un échantillon représentatif des profils si variés des imams aujourd’hui, en fonction dans les quelque 2 500 lieux de culte musulmans en France. Ils n’ont pas la même formation religieuse ni la même trajectoire. Mais tous trois sont francophones, en phase avec le contexte français, et rêvent d’une insertion sans heurts de l’islam. Chacun à sa façon, par ce que le sociologue Romain Sèze appelle leur « créativité » de tous les jours, ils sont les artisans d’une « réinvention du magistère islamique » et d’« un islam de France en train de se faire » (Etre imam en France, Cerf, 2013), loin des théories et au plus près du terrain.

« Voltaire, Rousseau et Ferré »

Ismaïl Mounir, 42 ans, est né en France dans une famille « assez peu pratiquante » venue du Maroc. Il est arrivé à la religion par sa passion de la musique, qui l’a fait cheminer du jazz à la chanteuse égyptienne Oum Kalsoum, puis à l’Andalousie. Il s’est formé en autodidacte au Maroc, tout en travaillant après une maîtrise en sciences économiques.

« Je n’ai aucun problème avec ma culture française et musulmane. Je rêve en français, j’aime Voltaire, Rousseau et Léo Ferré. Ce n’est pas un oxymore d’être musulman français. Je veux promouvoir cela. »
Abdelkader Ounissi est né il y a soixante ans en Tunisie. Cet admirateur de Che Guevara se souvient avec bonheur de la vie culturelle sous Bourguiba. Arrivé en France en 1992 et « Français dans l’âme », il a fait une thèse à la Sorbonne dont le sujet était : « Mosquées de France : influence de la visibilité sur le discours. » C’est ici qu’il est devenu imam.

Abdallah Dliouah, 46 ans, semblait, lui, au contraire destiné à le devenir, ayant grandi en Algérie aux côtés d’un grand-père et d’un oncle imams. Pendant toute son enfance, il a passé au moins quatre heures par jour à étudier la religion, avant et après l’école. Lui aussi est arrivé en 1992, à 22 ans, dans l’idée de repartir enseigner en Algérie une fois son doctorat en poche. Il est finalement resté.

Aucun d’entre eux n’est rétribué en tant qu’imam. Abdallah Dliouah tient à son emploi salarié : « Ça me permet de comprendre ce que vivent les gens, d’avoir le même point de vue qu’eux sur la vie de tous les jours », explique cet ingénieur de formation. Jusqu’à il y a deux ans, Ismaïl Mounir était lui aussi salarié, dans le domaine de l’expertise énergétique. Mais depuis, il se consacre à plein temps à sa fonction religieuse. Pour gagner sa vie, il s’est fait autoentrepreneur. « Je préfère ça à être coincé dans une structure », explique-t-il. Il perçoit des revenus de l’école de langue arabe qu’il dirige, a monté un institut d’études islamiques en ligne, l’institut Amine, qui dispense des formations payantes, et il donne des conférences et des séminaires aux quatre coins de France – son planning est rempli jusqu’au mois de mai.

Impasse

« Les imams aujourd’hui sont dans la misère, assène pour sa part Abdelkader Ounissi. Ils ne sont pas considérés. » Sa femme travaille, et lui est présent tous les jours, y compris les fins de semaine, à la mosquée L’Olivier de la paix, qui accueille quelque 2 000 fidèles le vendredi et offre des cours d’arabe et de religion à environ 300 enfants.

La situation de l’imam peut devenir encore plus instable lorsqu’un conflit survient avec le dirigeant de l’association qui gère le lieu de culte, véritable détenteur du pouvoir dans la mosquée. Ismaïl Mounir et Abdelkader Ounissi ont réglé le problème en en prenant eux-mêmes la présidence. De nombreux autres dépendent du bon vouloir de l’association de gestion.

Cette précarité ne contribue pas à rendre la fonction attractive et les lieux de culte ont souvent bien du mal à trouver un imam de qualité. Aussi, lorsque l’un d’entre eux parle bien, maîtrise le français, attire du monde, commence à être connu dans le circuit des conférenciers ou à travers les réseaux sociaux, on se l’arrache. « Partout où je vais, on me demande si je ne veux pas rester », résume Ismaïl Mounir.

Tous trois jugent impératif d’améliorer le statut de l’imam pour sortir de l’impasse actuelle, qui conduit les mosquées à « importer » des officiants du Maroc, d’Algérie ou de Turquie. Pour cela, « il faut élever socialement les imams, assure Abdelkader Ounissi. Aujourd’hui, ils vivent souvent grâce aux services rendus par la communauté, ce n’est pas bien, c’est une dépendance ». « Il faut qu’ils soient autonomes financièrement pour pouvoir exercer librement, plaide aussi Abdallah Dliouah. L’avenir, je le vois dans les jeunes d’ici. Il faut que ce soient les meilleurs élèves. C’est à eux qu’on doit payer une formation. »

« Super-héros »

De ce pasteur au statut si précaire, les fidèles attendent pourtant beaucoup. A toute heure, et jusque tard dans la nuit, on le consulte : sur des tensions au sein du couple, les relations sexuelles, une situation de conflit au travail, une transaction commerciale, un emprunt, un mariage mixte, un dilemme sur le port du voile, sur la manière de « rattraper » une prière qu’on n’a pu faire… La liste n’est pas limitative et elle est commune à tous. « Les imams sont harcelés tout le temps, notamment par les problèmes conjugaux », sourit Abdelkader Ounissi. « J’ai l’impression que les gens me prennent pour un super-héros, résume Ismaïl Mounir, ils croient que je peux tout faire. » Pour ne pas se laisser envahir, il a mis en place une permanence téléphonique.

Après l'office du vendredi, devant la grande mosquée de Valence .
Abdallah Dliouah, lui, n’hésite pas à orienter ses ouailles vers des conseillers conjugaux, des sexologues, des psychologues. « L’imam ne peut être spécialiste en tout ! », se défend-il. Sur son blog, son post le plus lu porte sur le divorce : « Je suis devenu une sorte de référent sur le sujet. »

Le fait d’interroger systématiquement l’imam pour savoir ce qui est licite et ce qui ne l’est pas exprimerait un sentiment d’incertitude dans un contexte nouveau. « Les questions sont symptomatiques du travail d’éducation qu’il y a à faire, estime Ismaïl Mounir. Dans la communauté, il y a une tendance à vouloir enfermer l’islam dans la norme. Or la norme, c’est une toute petite partie du Coran. Dans mes réponses, je ne fais jamais des choix à la place des gens, c’est à eux de les assumer. Moi, j’essaie de les déculpabiliser. Le droit musulman est suffisamment souple pour s’adapter. » « C’est la première fois que des musulmans vivent en tant que minorité, déclare Abdallah Dliouah. Il faut tout réinventer pour être en adéquation avec le monde d’aujourd’hui. »


Pression salafiste

Cette ligne ne plaît évidemment pas à tout le monde, et surtout pas aux courants salafistes dont la pression se fait sentir. « Un discours saoudien s’est répandu, qui est un terrorisme intellectuel réducteur. Mais il a aussi un côté très séduisant, comme son apparente clarté, le simplisme, l’idée que ce n’est pas la peine d’écouter les hommes puisque Dieu lui-même parle dans le Coran », résume Ismaïl Mounir. Dans sa mosquée, les tenants de ce discours sont une minorité. « Ils viennent, ils prient, ils partent. Ils ne viennent jamais discuter, car ils n’ont pas le niveau. Quand ils voient un converti, ils vont vers lui. Ils lui disent de ne pas me parler. Ils m’accusent d’être le “chef des innovateurs”. »

Pour contrer leur influence, les trois imams placent leur espoir sur la diffusion du savoir. « Il faut immuniser les gens par la connaissance », insiste Ismaïl Mounir. C’est ce qu’il tente de faire dans ses formations et ses conférences après avoir « réfléchi à tous les concepts qu’il faut pour déconstruire le littéralisme ». « On n’a jamais eu autant de demandes pour étudier. Les gens veulent comprendre. Certains ont compris qu’on n’a plus le droit au silence, qu’il faut agir », confirme Abdallah Dliouah.

« AUJOURD’HUI, LA COMMUNAUTÉ A PEUR. ELLE NOUS DEMANDE D’EXPLIQUER CE QUI SE PASSE. POURQUOI CE MATRAQUAGE TOUTE LA JOURNÉE, QUI DEMANDE AUX MUSULMANS DE CHOISIR ENTRE LA FRANCE ET L’ISLAM. »
ABDELKADER OUNISSI, IMAM À BAGNOLET (SEINE-SAINT-DENIS)
Il le faut d’autant plus que le malaise et la peur étreignent de nombreux musulmans. Est-ce une coïncidence ? L’un des tout premiers motifs de consultation des imams est la crainte de beaucoup de fidèles d’être « possédés » et des demandes d’exorcisme. « Tous les jours, j’ai mon lot de demandes de gens qui se croient la proie de démons. C’est la maladie d’aujourd’hui », témoigne Abdallah Dliouah.

Pour les musulmans, le climat politique est lourd depuis les attentats djihadistes. La mosquée de Valence a essuyé au mois d’août un départ de feu volontaire. « Nous sommes en première ligne, résume Abdelkader Ounissi. Aujourd’hui, la communauté a peur. Elle nous demande d’expliquer ce qui se passe. Pourquoi ce matraquage toute la journée, qui demande aux musulmans de choisir entre la France et l’islam. Zemmour a libre cours et il n’y a pas de riposte des politiques. Il y a chez beaucoup des doutes sur l’avenir. »

L’idée de partir travaille certains fidèles. A l’approche des élections, ces imams veulent malgré tout les pousser à s’inscrire sur les listes électorales et à voter.

Les chiffres
2 200 à 2500 C’est l’estimation du ministère de l’intérieur. La fonction d’imam n’étant pas régulée par un titre ou une hiérarchie – inexistante dans l’islam sunnite –, il est difficile d’évaluer avec précision le nombre de ceux exerçant en France au sein des quelque 2 500 lieux de culte (dont 2 200 en métropole).

300 Ce sont les Etats d’origine qui les rémunèrent pendant le temps de leur exercice en France, en accord avec les autorités ; 150 sont envoyés par la Turquie, 120 par l’Algérie et 30 par le Maroc.

Une communication à double tranchant
S’investir sur les réseaux sociaux, comme certains imams le font, c’est aussi s’exposer à la surveillance. Abdallah Dliouah, imam à Valence, a posté sur son compte Facebook en octobre 2015 la photo du grand mufti de Jérusalem, Haj Amin Al-Husseini. Il réagissait aux propos du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, qui avait alors accusé ce personnage controversé d’avoir persuadé Hitler d’exterminer les juifs, lors d’une rencontre à Berlin en novembre 1941. « Nétanyahou voulait faire croire que si l’on défend les Palestiniens, c’est parce que l’on est hostile aux juifs. On peut vouloir dénoncer une situation d’injustice sans avoir rien contre les juifs en tant que juifs », se défend aujourd’hui l’imam. Des sites islamophobes avaient dénoncé cet affichage.




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